Are you Tolkien to me ?

Are you Tolkien to me ?

D’un côté, des hobbits, passionnés et inventifs, de l’autre, des géants, sans âme, saigneurs des ténèbres… En temps normal, la Communauté des libraires indépendants a déjà du mal à sauvegarder son commerce et ses idéaux. Mais quand de surcroît émerge un nouvel ennemi, que l’ombre de Sauron-19 menace tout, comment préserver son monde ? Des réponses avec 5 irréductibles libraires de la Comté.

Qu’on se l’écrive, le livre ne se laisse jamais enfermer dans la Terre du milieu. Avant l’apparition du Seigneur des virus, on en trouvait sur les bancs publics, sur un siège de bus ou encore dans une boîte à livres. Une bonne idée de recyclage, de partage, sans nuire pour un sou aux libraires.

Au début de la crise, les libraires ont été emprisonnés avec leurs stocks, bloqués dans leurs commandes, murés dans l’indifférence politique, claquemurés par les orques de la vente en ligne. Et nullement soutenus, pire, le livre étant moins considéré que le papier toilette.

Puis avec le confinement, il a fallu repenser le livre, maintenir le désir de lecture, sans jouer avec la santé des lecteurs, bien entendu. On a ainsi vu fleurir des initiatives pour la plupart raisonnables, voire elfiques, qui avaient pour but essentiel de garder un lien. Car ce n’est pas avec le maigre argent récolté ainsi que les libraires ont pu assurer leur chiffre d’affaires.

Ainsi certains se sont alliés contre le fléau et l’entraide a prévalu : libraires et petits producteurs ayant souvent le même combat, on a vu des camionnettes de primeurs ou de fromages transporter des livres vers leurs lecteurs ; dans tous les pays, les libraires se sont organisés  et mobilisés, notamment pour ceux qui n’ont pas accès aux livres ; le « click & collect » et les comptoirs se sont multipliés ; des lecteurs ont établi leur liste de livres préférés et ont ainsi suscité l’envie et de fortes commandes ; des nouveaux moyens se sont développés pour accéder au livre comme la vidéo, l’audio…

Et dans notre Comté ? Comment notre Communauté d’irréductibles libraires a-t-elle fait face à Sauron-19 pour préserver ses tout précieux ?

Les Parleuses* : librairie et café

Depuis 2018, Anouk Aubert et Maud Pouyé tiennent Les Parleuses, une librairie jeunesse et un café-librairie, situés en face l’une de l’autre.  Toutes deux ont quitté à la fois l’Education Nationale et Paris pour reprendre « un lieu un peu excentré, moins touristique que le vieux Nice par exemple, et éloigné des autres librairies » pour en faire « une pause-lecture unique, un vrai commerce de quartier. » Proche de l’hôpital Saint-Roch, ce quartier est résidentiel, mais aussi au croisement des musées, des établissements scolaires, des petits théâtres… Ancienne brasserie, le café-librairie propose des ouvrages généralistes et fait aussi la part belle aux auteures méconnues. « Nous fonctionnons de façon familiale. Pendant le confinement, le téléphone professionnel servait pour informer sur les livraisons. Nous avons décidé de livrer en vélo, attestation papier à l’appui, ou via un système de retrait sur le dernier mois. En toute sympathie, l’épicier voisin nous a aussi proposé de faire des dépôts chez lui. » Et côté espaces ? « Nous avons regroupé les deux lieux. Dans la brasserie, nous avons mis les livres autour du bar, les gâteaux maison sont à emporter. Enfin, concernant les horaires, nous ouvrons un maximum. D’habitude, nous ne sommes pas ouverts le lundi, mais en ce moment oui ! Les lecteurs affluent, les nouveaux livres vont arriver et les animations reprendre. Nous sommes pressées à présent de rouvrir notre terrasse. » Gageons que les lecteurs ont eu hâte de retrouver ce double lieu, doublement vivant et chaleureux.

*D’après le livre d’entretiens éponyme de Marguerite Duras et Xavière Gauthier

Les Ateliers illustrés : librairie jeunesse et espace ateliers

Camille Chrétien a créé en 2012 l’association Les Ateliers illustrés puis la librairie du même nom, situées près du port de Nice (cf. article Laissez parler les petits papiers, 15 mai 2020). « Le fil rouge de la boutique ce sont les ateliers, précise Camille. Pendant le confinement, je souhaitais continuer à transmettre des clés aux parents, les aider dans leur rôle de « passeurs d’histoires », leur proposer des pratiques créatives, adaptées à chaque âge, créer ensemble à partir de son imagination et du livre. » C’est ainsi que Camille a eu l’idée de « l’imagier confiné », se basant sur le livre l’Imagier des gens, de Blexbolex, qui a reçu le prix du plus « beau livre design du monde ». Chaque jour, Camille proposait une page à créer « avec les moyens du bord ! Dimanche 10 mai, c’était la dernière des pages ». Les artistes en herbe envoyaient la photo de leur réalisation ou des dessins: « c’était un cadeau, un grand plaisir de les recevoir ! ». Depuis le déconfinement, et mesures sanitaires obligent, Camille a tout réadapté pour optimiser les contraintes : les programmes et horaires des ateliers, la partie librairie avec comptoir comme dans une épicerie… « Ce n’est pas la librairie idéale pour l’instant, mais je suis optimiste ! Face à la contrainte, nous avons tous été obligés d’innover pour exister et notre public s’est aussi adapté. J’ai l’espoir que les gens comprennent qu’entrer dans une libraire ce n’est pas qu’acheter un livre. Plus de 70% des clients achètent un livre conseillé par son libraire. Et ces clients ont pris plaisir à lâcher le tout numérique et la grande consommation. Il ne faut pas grand-chose pour que ça marche ! » C’est tout ce qu’on souhaite à ce lieu si inventif…

Les Indociles : librairie, café-restaurant, épicerie fine et maison d’édition

Près du port de Nice également, Nathalie Meulemans a conçu un écrin pour défendre les labels indépendants et les produits locaux : Les Indociles. D’où plusieurs particularités : une librairie de BD, romans graphiques et livres illustrés, un café-restaurant, des produits bio, et une maison d’édition Les Enfants Rouges. « Après avoir fondé une librairie à Antibes, j’ai créé ma maison d’édition. Je voulais également promouvoir des maisons indépendantes, de petits éditeurs. J’ai donc ouvert à Nice Les Indociles, en 2017, afin de mettre en valeur cette édition-là, en toute liberté. Côté jeunes ados aussi, je présente des auteurs de BD qui ne sont pas mis en avant habituellement, les parents découvrent ainsi des inédits pour les 12/13 ans. » Le café étant encore fermé, Nathalie va essayer la vente à emporter. « D’habitude je propose deux plats, mais pour l’instant ce sera plat unique. Le bureau de ma maison d’édition Les Enfants Rouges est aussi sur place. D’ailleurs, pendant le confinement, j’ai surtout travaillé pour mes projets. » Et côté librairie ? « C’était trop compliqué, ici ou via La Poste. Donc ni commandes ni livraisons. Mais mes clients sont très fidèles et m’ont attendu ! Je suis restée en contact proche grâce aux textos. À présent j’ouvre la librairie seulement l’après-midi, car le lieu est petit. » Comment Nathalie envisage-t-elle cette nouvelle période ? « J’y vais doucement, ça me permet de bien préparer ce retour doux à la vie, et de voir comment (re)vit le quartier. Je réfléchis à une autre façon d’aborder les choses, côté café comme côté livres. » Alors si vous vous aérez près du port de Nice, une halte culturelle et (très) gourmande s’impose !

La Pléiade : librairie, papeterie et carterie

Au centre de Cagnes-sur-Mer, Aurélie Barlet et Virginie Platel ont repris La Pléiade depuis deux ans. Pendant le confinement, « nous ne voulions pas être poussées à ouvrir et risquer la santé de notre clientèle. Quand le drive a été officiel, et que le public n’était plus verbalisé s’il venait (!), nous avons ouvert deux fois par semaine, avec des créneaux horaires pour le retrait de commande. Nos deux libraires ont également misé sur une communication très active : Facebook, newsletter et mails… nous avons fourni un maximum d’informations. Les commandes s’effectuaient via le site web Place des libraires. Nous avons lancé des concours avec des livres à gagner. Parmi les thèmes : « Prendre en photo sa bibliothèque avec trois objets qui n’ont rien à y faire », ou « Cinq livres empilés qui forment une phrase », etc. L’important était de garder contact et de maintenir un côté festif. Nous avions également proposé des bons d’achat utilisables après le 11 mai et jusqu’au 31 décembre, ce qui nous a permis d’avoir un peu de trésorerie. Nos clients ou voisins ont fait preuve d’une très grande solidarité à notre égard. Nous avons reçu un grand nombre de marques de soutien sous toutes formes, cela nous a fait chaud au cœur ! Être deux face à une telle situation, c’était plus facile, nous nous sommes encore plus serrés les coudes. » Et depuis la réouverture ? « Comme tout le monde, mesures sanitaires, marquage au sol… Entre 12h30 et 15h30, nous n’accueillons pas de clients dans la librairie, mais dans le sas. Cela nous permet en parallèle de réaliser notre travail de fond. Notre créativité sur Facebook nous a amené de nouveaux clients. Nous avons pris conscience, et nos clients avec nous, de l’importance du commerce de proximité. C’est un bon signal. » Juste retour des choses, depuis le 11 mai, Aurélie et Virginie sont débordées…

Expression : librairie, café, cave à vin et espace jeux

À Châteauneuf-Grasse, la librairie Expression fait partie du paysage depuis presque 30 ans. C’est dire s’il lui a fallu sans cesse se réinventer pour durer. Dans cette librairie généraliste, café-salon de thé, cave à vin, espace jeux de société et éducatifs, Véronique Mazoyer, Amandine Torrigiani et leur équipe de 4 personnes, organisent de nombreux événements… en temps normal. « Notre emplacement géographique est assez spécial, car excentré. Mais sur cette grande Place des Pins, commerces et habitations se sont développés. Il existe même une crèmerie ! Notre clientèle est ainsi très soucieuse des commerces de proximité. » Une chance pendant le confinement : « Nous avons tout fait pour rester proches de nos clients, en augmentant notre communication via Facebook, en y mettant nos coups de cœur, des vidéos de lectures… Nous avons suivi les recommandations de notre syndicat, et nous voulions ouvrir dans les meilleures conditions possible. Nous avons prodigué nos conseils par mail et avons reçu beaucoup de messages de soutien. » Et depuis le déconfinement ? « Le café est toujours fermé, nous ne pouvons plus organiser de rencontres avec des auteurs, ni poursuivre nos autres animations-ateliers pour enfants, ateliers d’écriture, café philo, soirées… Mais la librairie est ouverte, avec des horaires réaménagés et les mesures sanitaires qui s’imposent. Nous planchons sur de nouvelles formules d’animations, en petit comité, avec des auteurs en visio… Nous voulons garder l’essentiel : le plaisir de flâner ! Nous restons très optimistes. Et nous voulons plus que jamais faire de ce très bel espace un vrai lieu de vie, de conseils et d’échanges ». Vous l’avez saisi, cette librairie vivifiante vaut la route et le détour…

Alors que vous soyez Indociles, Parleuses ou Ateliers, une Pléiade d’Expression(s) s’offrent à vous pour défendre les libraires indépendants, durement malmenés ces derniers mois, mais toujours debout. Ce qui n’ira pas sans le soutien des éditeurs, mais surtout sans aides substantielles de l’État, cela va sans dire. Car soutenir les libraires, c’est soutenir la Culture, qui a un prix, soutenir toute la chaîne du livre, auteurs, éditeurs, mais aussi traducteurs, diffuseurs, imprimeurs, graphistes, dessinateurs, livreurs, organisateurs de salons… C’est soutenir la pensée, les émotions, l’inspiration, l’évasion… et une toute autre forme d’économie, décroissante, bien plus humaine et solidaire. Et moins polluante qu’une plate-forme ! Vu avec quel enthousiasme les clients ont accueilli les initiatives de ces dernières semaines, ils sont prêts, eux, à modifier leurs habitudes pour garder leur librairie de quartier et le livre au cœur de leur vie ! Parole de libraire…

Difficile d’imaginer comment tout cela va reprendre, comment toute la lourde chaîne va se relancer, comment les petits éditeurs et petits libraires vont retrouver leur rythme, leur dynamisme, vont (sur)vivre… Des difficultés, encore, en perspective, mais aussi un défi assez excitant à relever, pour des indépendants aussi inventifs, et qui veulent le rester.

Au XIXe siècle, Paris était la capitale du livre, les libraires tenaient « des boutiques d’esprit »… Et s’y le XXIe siècle s’en inspirait partout en France ?

BON A SAVOIR
« Sans les libraires, nous ne sommes rien », a déclaré Françoise Nyssen, ancienne ministre de la Culture, présidente du directoire d’Actes Sud, qui est aussi une librairie à Arles.
Diverses opérations de soutien aux librairies ont été lancées pendant et depuis le déconfinement, opérations régionales et internationales. Parmi elles :
#TousEnLibrairie, avec Livres Hebdo, appelant à soutenir les libraires et en priorité les libraires indépendants, vidéos d’auteurs à la clef (Leïla Slimani, Michel Bussi, Nina Bouraoui, Maylis de Kerangal, Marc Lévy…)
Stephen King a appelé à soutenir les libraires indépendants sur son site officiel…
#UnLivreChezMonLibraire, opération lancée par l’émission La librairie francophone, de France Inter, sur Twitter et Instagram. Il s’agit d’acheter un livre chez un libraire indépendant, de se prendre en photo, de la partager sur ces 2 réseaux.
Enfin, le 23 mai, un collectif de plus de 620 éditeurs, auteurs et libraires a publié une tribune appelant à sauver la filière du livre. Le gouvernement affirme plancher sur un plan de soutien. Réponse fin mai ?
QUELQUES CHIFFRES
La chaîne du livre en France (source : France Inter), c’est :
– 5 milliards € de chiffre d’affaires
– 83 000 salariés dans l’édition, les bibliothèques, les imprimeries  et les librairies
Le livre en région PACA (source : Agence Régionale du Livre), c’est :
– 142 maisons d’édition (360 salariés à temps plein, production annuelle de 1 650 titres, 90 millions € de chiffre d’affaires)
– 170 librairies indépendantes (580 salariés à temps plein, 93 millions € de chiffre d’affaires)