L’écorce et la sève… Regards sur la poésie

L’écorce et la sève… Regards sur la poésie

Elle est l’écorce et la sève, respiration, souffle, bruissement léger… Empreinte de l’idéel idéal qui affleure de façon presque imperceptible au réel… Esquisse des contours, en clair-obscur, elle chemine sur les horizons vertiges des lignes courbes de nos imaginaires. La poésie dévoile et révèle, elle n’impose jamais, elle suggère, elle invite…

Un regard sur le monde au-delà du monde

Naissent des mots les images, et inversement, langage premier et source vive. La poésie tisse des liens, elle est un pays sans frontières, entre celles et ceux qui la reconnaissent et qu’elle reconnaît. Les intuitions esthétiques et poétiques se rejoignent et dessinent alors autant de territoires de pensées fertiles, dont la trame singulière est faite de correspondances : entre les mots et les songes, les images ; entre les mots et les choses, les sons, les couleurs, les parfums, le rythme, la musique… Parfaite synesthésie, écho pur de la beauté et de l’âme du monde… Sublime, elle bouleverse, elle renverse, elle aime aussi le petit, le presque rien, le trivial, le banal et l’ordinaire.

Et sans masque elle se donne, vraie, toujours. Sans fards, sans circonvolutions et artifices. C’est qu’elle ne saurait s’embarrasser des faux-semblants. L’art aime la sincérité, et les impostrices et imposteurs de l’art, les « falsificartistes », seront toujours, tôt ou tard, démasqué.e.s. Car l’art ne trompe pas, ou bien alors, il ne serait que pure rhétorique, vaine, pauvre, dépourvu d’aura comme de sens. L’art n’est pas la décoration. Mais un engagement de tout son être, entier, sincère, nu. Affleurement de l’écorce et caresse, la sève comme flux ; et des racines, de la terre, de l’origine, aux cycles éternels du temps et de l’espace, des nuits et des jours, à l’infini… La sève e(s)t le sang, l’écorce e(s)t la peau… Surface et profondeur.

Métaphores/métamorphoses : l’art et la poésie irriguent les interstices de nos espaces réels et imaginaires, au-delà du visible et du dicible. Un regard sur le monde au-delà du monde. Il ne suffirait pas d’une vie pour s’interroger à son propos, pour tenter de l’écrire, de la chanter, de la peindre, de la dire… C’est à contre-courant d’une société où la pensée égotique malade érige le kitsch, le pop, le clinquant, le facile et le factice, un modèle calqué sur le système économique du libéralisme et du capitalisme, que l’art, la poésie, la philosophie sont des alternatives. Les artistes, les poètes, et toutes celles et ceux qui sont habité.e.s par cette si singulière acuité intelligente et sensible du monde, proposent alors autant de chemins de traverse, diagonales et lignes courbes. Des pas de côté, pour repenser le monde, parce que tout est à revoir, à refaire, nous le savons désormais.

Des territoires de créations fertiles

Ces lieux de résistance poétiques, ces îlots encore marginalisés et morcelés, fragments de territoires de pensées et de créations fertiles, tendent à s’étendre peu à peu. Même si rien ne saurait remplacer les rencontres physiques et les lieux réels, les réseaux, de liens en partage, peuvent aussi être vecteurs de beaux projets. C’est ainsi que malgré l’isolement auquel nous a contraint.e.s le virus, les rencontres littéraires Autour des mots levons nos verres, banquets poétiques créés parNarki Nalet Zacloud, artiste plasticien poète et écrivain, ont pu continuer d’exister sur le net grâce à une page dédiée. Les rencontres physiques devraient reprendre aux Diables bleus, le 29, à Nice, en septembre. Autour d’un thème choisi, les poètes novices comme les plus expérimentés sont invités à écrire, à partager des lectures, et même à chanter. Plumes et instruments, audace et générosité sont les bienvenus dans une ambiance chaleureuse, créative, conviviale et inspirée. Voici quelques mots de Narki Nal à propos de ces rencontres : « Aucune soirée ne ressemble à une autre si ce n’est que toutes peuvent se qualifier de « Banquet poétique », car les participant.e.s complètent l’idée de partage des mots par celle du partage des mets. En effet, chacun.e apporte aussi une « petite » chose à manger et ou à boire, pour réaliser un buffet convivial et goûteux comme les textes qui seront dits au cours de la soirée. Chaque mois, le texte de l’événement FB qui appelle à prendre plume ou crayon sur le thème proposé s’accompagne d’une suite rituelle qui traduit l’esprit de ces soirées : dans l’ancienne tradition des mardis bleus, lire, déclamer, slamer, dire ou chanter, en musique ou non, à l’envers ou à l’endroit… comme il vous plaira. »

Dans le même esprit que Les JEudiS des mots initiés, avec la complicité de Patrick Joquet et Franck Bertoux, par Marilyne Bertoncini, directrice de la revue numérique Recours au poème avec Carole Mesrobian, les réseaux ont permis de faire vivre et perdurer les liens et tous ces instants sensibles d’échanges et de créations. La poésie contemporaine à l’honneur, portée par des thèmes invitant à l’écriture, à la lecture sur des thèmes choisis. En plus des rubriques présentant des recueils, des extraits, des critiques, la revue Recours au poème présente un agenda des actualités autour des rencontres et des événements avec pour thème la poésie dans la région PACA. La prochaine rencontre aura lieu à Nice, au café culturel Chez Pauline, le 18 juin. Les poèmes reçus sur la page Facebook Jeudi des Mots pendant le confinement y seront présentés. Pensez à réserver !

Entre autres initiatives, nombre de comédien.ne.s ont partagé des lectures sur la toile. Je songe alors aux voix profondes et énigmatiques de Sophie Tournier et d’Emma Laurent. La justesse de leur interprétation de textes contemporains est la promesse d’un voyage fait de découvertes et de désirs… A propos d’engagement poétique tout autant qu’esthétique et politique, j’ai eu plaisir à découvrir les Carnets de ronfinements de Lydie Dassonville ; l’artiste a de même créé une page qui nous invite à (re)découvrir sa série Dialogue avec l’arbre. En filigrane, l’artiste propose un regard réflexif sur notre façon d’être au monde. Ses œuvres sont un dialogue entre microcosme et macrocosme, comme autant de cosmogonies végétales, minérales… Elles explorent les enjeux contemporains liés à l’environnement, à l’écologie, aux questions sociales. Empreintes et traces, esquisses et fractales… Une promenade sidérale entre le réel et l’imaginaire, entre la surface et la profondeur. Les mots se mêlent à la matière. Et de l’image aux jeux subtils de langage, l’humour est aussi là, tout autant que la gravité. L’artiste cultive avec brio et de façon lumineuse les apparents paradoxes. Son œuvre est empreinte de philosophie : elle dialectise la poétique du réel, jouant avec la perception pour en dévoiler les apparences. La pensée et la sensation deviennent matière, et inversement, ce, dans un aller-retour singulier, mouvant et fluctuant. Un dialogue s’instaure entre sensible et intelligible.

J’ai de même été particulièrement touché par l’initiative de Caroline D-Wall. L’artiste a imaginé essaimer des poèmes en ville, à Nice, dans le prolongement de la pensée liée à la démocratisation de l’art du mouvement dada ou bien encore des surréalistes. Le projet est ainsi collaboratif et participatif, Caroline D-Wall invite toutes et tous à réinvestir nos espaces en affichant des poèmes sur les murs de nos villes. La performance illustre ainsi à merveille la phrase de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous et non par un seul ». Une telle initiative touche au vrai, dans l’idée d’un partage généreux, altruiste et engagé. Une invitation à des rencontres inattendues dans l’espace de la ville, pour en redessiner ses contours et se réapproprier nos espaces et nos lieux.

Tendre des ponts et créer des liens, voilà comment faire advenir un espace public où l’art, la poésie et la philosophie seraient autant de terrains de résistance et de lutte. Pour que l’utopie devienne hétérotopie concrète. Autant de démarches qui se conjuguent pour faire face et front à la vanité cupide et opportuniste des publicitaires de la politique, de l’art et de la pensée. Car au-delà de la beauté des images et des mots (beauté au sens de vérité profonde et intuitive des êtres et du monde …), au-delà du dialogue philosophique et du dévoilement des apparences, c’est animé d’humanisme de clairvoyance et de sincérité que l’art devient politique. Politique en ce sens de liens, de questionnement sur les enjeux contemporains, pour vivre ensemble dans la cité (si l’on songe à l’étymologie même du terme). L’art est alors une fenêtre, un miroir sur le monde au-delà, mais aussi précisément en son cœur. L’exigence intellectuelle est une lutte contre le nivellement par le bas, contre la médiocrité, et l’art, comme la philosophie, éloigne la bêtise et les passions tristes, pour reprendre Deleuze et Spinoza. Et des horizons de l’être-là aux entrelacs comme autant de correspondance, la conscience et la pensée remodellent le monde, elles embrassent et enlacent, entrelacent d’autres chemins, d’autres possibles.

(photo : Carnets de ronfinements – accompagnement au chant des terres – floraisons, Lydie Dassonville © Gabriel Moreau)