Charles Berling : « un mauvais signe pour la culture »

Charles Berling : « un mauvais signe pour la culture »

Quelques jours après la dernière allocution du Président de la République, nous avons échangé avec Charles Berling, directeur de la scène nationale Châteauvallon-Liberté, signataire il y a quelques jours d’une tribune dans le journal Libération. Du « déconfinement de la culture » au « monde d’après », le comédien nous livre son point de vue. 

« Est-ce que l’économie du spectacle vivant, contrainte à un empilement de mesures sanitaires drastiques, peut oser la comparaison de sa survie à celle des transports publics ? » Voilà le postulat de départ de la tribune intitulée Déconfinement de la culture, poids et mesures, publiée le 3 juin sur Libération, en compagnie de quelques-uns de ses pairs, dont Muriel Mayette-Holtz, comédienne, metteuse en scène et directrice du Théâtre National de Nice. Ils ne comprennent pas — ou du moins, feignent de ne pas comprendre — pourquoi certains secteurs d’activités, comme celui des transports qui a aujourd’hui le droit de fonctionner quasi normalement, bénéficient de mesures sanitaires bien plus favorables que celles imposées au secteur culturel, et plus particulièrement au spectacle vivant. Un monde du spectacle qui réclamait notamment depuis quelques jours un « déconfinement total, sans distanciation« .

Quelques jours plus tard, le 14 juin, Emmanuel Macron prenait la parole depuis son bureau de l’Elysée et assurait que « dès demain, nous allons pouvoir tourner la page du premier acte de la crise que nous venons de traverser. Retrouver le plaisir d’être ensemble, de reprendre pleinement le travail, mais aussi de nous divertir, de nous cultiver« . Un résumé pour le moins étrange de la situation pour les acteurs culturels, puisque hormis ce terme de « cultiver », pas un mot n’a été dit sur les problématiques et les demandes du secteur. D’autant que quelques jours plus tôt, le PRODISS, syndicat national du spectacle, demandait un « déconfinement du spectacle vivant”, estimant que si le statu quo devait se poursuivre, beaucoup ne s’en relèveraient pas.

Après la publication de votre tribune sur Libération et les nombreux appels du pied des acteurs du monde culturel au gouvernement et au Président de la République, ce dernier n’a pourtant eu aucun mot pour la culture. Êtes-vous surpris ?

Je suis inquiet… J’ai récemment parlé avec des collègues de la région, et je dois dire qu’on se sent vraiment oublié. On parle des transports, on parle du sport… Quand on aura compris qu’il y a aussi une culture en France, des événements qui réunissent tellement de monde, eh bien, on y pensera… C’est triste à dire, mais on peut mettre des personnes côte à côte dans un train, entasser 150 personnes dans un avion, aller au Puy du Fou, alors que nous… Enfin… J’ai joué récemment devant 80 personnes, et on leur a mis des masques ! Les gens sont responsables et nous aussi. Il faut qu’on arrête de nous prendre pour des enfants. C’est très bizarre… J’imagine qu’ils sont débordés… Mais c’est un mauvais signe pour la culture. J’étais très content d’entendre notre Président prononcer cinq fois le mot écologie, parce que je pense qu’écologie et culture vont ensemble… J’espère qu’on parlera un jour de diversité culturelle, comme on parle de diversité naturelle ; à l’image de la vie dans ce qu’elle a de plus précieux. Dans le « milieu », je sens qu’on est tellement las de ces non-indications, de ce rien, qu’on va procéder comme il faut dans ces cas-là : on fait au mieux et on prépare les choses, sans se laisser abattre.

Cet été par exemple, on va faire des petites formes prévues à 19h (ndlr : Les Crépuscules à Châteauvallon). Mais ça, c’était prévu il y a deux mois, il fallait réagir, on ne savait pas comment cela se déroulerait aujourd’hui… Le problème, c’est qu’il y a toujours deux poids deux mesures : donner des signes à une population et des signes contraires à une autre. C’est comme lorsqu’on dit qu’on ouvre les petits musées et pas les grands ! On ne sait pas pourquoi… Peu importe, il y a des gars qui réfléchissent à notre place, alors que nous, on est depuis longtemps sur le terrain et nous sommes depuis longtemps responsables de ce qu’on fait. On invente, on se réinvente… On a donc prévu des Crépuscules, parce que je savais que c’était possible en termes sanitaires. Concernant la rentrée, pour l’instant, on attend un petit peu. Mais on ne va pas attendre que les choses reviennent totalement à la normale, ça n’existe pas ça…


LIRE
Tribune Déconfinement de la culture, poids et mesures, Libération, 3 juin 2020

Justement, vous figurez aussi parmi les signataires d’un appel intitulé « Non au retour à la normale« , publié dans le journal Le Monde début mai. Selon vous, et La Strada pense la même chose, un retour à la normale, d’un point de vue économique et sanitaire, mènerait à la catastrophe écologique…

Pour moi, il ne faut pas retourner à « l’anormal ». On a entendu ou lu cette formule, qui est très juste. J’en reviens justement à ce lien entre diversité culturelle et diversité naturelle. On travaille depuis un an sur un projet qui s’est accéléré, voire encore plus révélé, durant le confinement, car cette période a permis un certain éveil de la conscience écologique. On a donc décidé de lancer une grande thématique qui s’appelle Passion Bleue, de septembre à décembre, et qui s’articulera autour de deux grands weekends en octobre. On va faire venir des plasticiens, des grands noms de l’écologie, on va faire retrouver à Châteauvallon ce qui constitue son ADN, c’est-à-dire réunir des penseurs, des artistes, du public et des gens qui travaillent dans cette Grande Bleue, comme des pêcheurs par exemple. Bref, on va réunir un certain nombre de gens qui ont envie de se rencontrer pour redécouvrir la mer, pour discuter de son utilisation, de sa préservation, pour qu’on puisse enfin avancer. Et notre travail, c’est de créer des liens. On a donc établi des programmes qui sont compatibles avec d’éventuelles mesures sanitaires, si jamais on nous emmerde !

Pour nous, le plus important est de ne pas capituler devant cette politique, devant cette façon d’asséner des règles parfois abracadabrantesques, ubuesques, kafkaïennes je dirais… On échange régulièrement avec des directeurs et des acteurs culturels de la Région Sud, car celle-ci a une politique très axée sur l’écologie et la culture, et il faut encore plus pousser vers cela, car elles sont tellement liées. Même Emmanuel Macron dit dans ses discours qu’il faut se repenser ! Ce n’est pas rien un Président de la République qui dit ça. Et même s’il est « empêché » politiquement par un certain nombre de gens, il y a quelque chose au fond de lui qui lui fait dire ça. Même s’il en oublie la culture… Pourtant, tous les directeurs de théâtre avec qui j’échange me disent que les gens ont envie de revenir ! Évidemment, le risque zéro n’existe pas… On a joué le jeu avec Vigipirate, on a joué le jeu avec le Covid, on joue le jeu encore aujourd’hui. Moi, ce que je réfute, c’est de nous traiter comme des irresponsables.

Pour travailler sur ce Théma, Passion Bleue, depuis un certain temps, je pense que le monde des scientifiques, le monde de l’écologie a fortement besoin de la culture, et que la culture doit se repenser, se réinventer elle-même, pour aller vers ces valeurs de partage, d’échange, pour aller vers cette diversité fondamentale qu’est le vivant. Tous les signaux d’alerte que nous recevons nous viennent de la jeunesse, et ce n’est pas rien ! Pour moi, c’est un moteur très puissant. Il faut déjà commencer par changer nous-mêmes, changer nos habitudes. Dans les théâtres, il faut repenser comment construire les décors, comment faire venir les compagnies internationales sans enchaîner les allers-retours, comment pratiquer du territorial, du local… Toutes ces problématiques me semblent essentielles, et accompagnent les questions de solidarité, de justice sociale. Ce sont les grands paris de ces prochaines années.


LIRE
Tribune Non à un retour à la normale, Le Monde, 6 mai 2020

On connaissait le 4e Mur en théâtre. Avec Châteauvallon-Liberté, vous avez lancé la 7e scène. On y retrouve notamment une série de vidéos lancée durant le confinementoù des invités de la saison écoulée s’expriment sur leur vision du Monde d’après… 

Pour moi, cette 7e Scène à Châteauvallon poursuit ce qu’on avait lancé avec la 4e Scène au Liberté (ndlr : scène virtuelle, on y retrouve l’activité que déploie le théâtre varois autour de sa programmation, comme des entretiens avec les artistes, des courts-métrages, des reportages…). C’est à la fois de l’image et du spectacle vivant. J’ai toujours tenu à ce que ça existe. Non pour remplacer l’art vivant, mais pour le compléter, pour être un autre langage complémentaire. Là, les circonstances on fait qu’on a créé un certain nombre de choses, mais pas trop… Je ne suis pas pour la surproduction dans ces cas-là. Parce qu’à un moment donné, entre la télé, la radio, internet, le télétravail… C’est important de toucher les corps quoi ! François Sarano, un grand plongeur, en parle très bien. Il dit qu’on ne peut pas montrer aux mômes la nature qu’à travers les vidéos, il faut la toucher ! C’est pareil avec votre femme, si vous ne regardez que des films pornos, vous finirez tout seul dans un plumard… (rires) Non, mais c’est vrai, tout est lié ! On est quand même des animaux, et on a besoin de ça, de cette présence physique. C’est aussi un enjeu de la vie, c’est un enjeu de savoir ce qui est essentiel… Cette 7e Scène est l’illustration du fait que c’est possible d’utiliser les technologies, mais qu’il est aussi possible d’avoir et de conserver un regard critique sur elles. 

Cette série Le Monde d’après est-elle destinée à se poursuivre ?

Je ne me suis pas encore demandé si on continuerait la saison prochaine. Mais pourquoi pas, maintenant que vous me le dites, c’est une bonne idée ! Ce qui est sûr, c’est qu’on va encore continuer lors de la présentation de saison, avec Vincent Bérenger, qui est une merveille de Directeur de cette 7e Scène. Il va nous fabriquer un film amusant, qui va en même temps raconter le programme de la saison prochaine. C’est vrai que certaines choses se sont inventées comme ça… Et je pense qu’on ne peut pas être dans le théâtre, dans la culture, avoir cette chance-là, et ne pas vouloir de dialogue, ne pas vouloir rencontrer, ne pas être curieux. Mais toujours, je le répète, en mesurant ce qu’est le vivant, ce qu’est le virtuel, et comment ils peuvent se compléter, sans se substituer l’un à l’autre. Il faut vraiment tous se prendre par la main et se demander comment faire évoluer les mentalités, pour penser ce « Monde d’après ». C’est un enjeu extraordinaire et historique…

(photo : Charles Berling © Vincent Bérenger)