24 Juin La bonne distance focale
Depuis quelques mois, nos libertés se sont étiolées, épidémie oblige. Comment exercer son art ou sa passion dans de telles conditions ? Même si elle aussi connaît la crise, la photographie aurait dû rester l’une des rares disciplines artistiques à s’exercer sans cadre. Car même sous Covid, elle reste praticable, à l’extérieur comme à l’intérieur, avec un public ou sans… Enfin, ça, c’est sur le papier, avec du positif et pas mal de négatifs.
La photographie est poétique et sensuelle : on y parle de filtre, d’artefact, d’argentique, de balance, de caillou… de diaphragme, de plongée, de chambre, de grain, de montage, de profondeur, de pose, et même de bruit.
En nos temps troublés, la photo peut donc nous aider à faire la bonne mise au point. Pendant le confinement, amateurs comme professionnels ont réalisé des clichés exceptionnels : des rues vidées, de l’air pur et des fonds clairs, des animaux s’aventurant en ville… Mais aussi des portraits intimes, des instantanés de vie cloîtrée ou d’autres, hélas plus dramatiques.
De grands reporters, habitués des conflits ou des crises humanitaires comme les Italiens Fabio Bucciarelli ou Lorenzo Meloni ont couvert l’épidémie, la souffrance, le silence, les séparations… La photographe française Laurence Geai, elle aussi photojournaliste de guerre, a fait un reportage unique pour Le Monde dans l’un des trains sanitaires, Chardon, qui menait une vingtaine de patients en réanimation vers Bordeaux.
Dans notre région épargnée, un autre versant de la photographie. Si vous empruntez la route entre Vence et Saint-Jeannet, un petit hangar vous tapera dans l’œil, juste avant de franchir le pont. Cet abri crée la (bonne) surprise et permet d’exposer tous les mois, depuis 4 ans, une photo géante, un portrait, en noir et blanc. L’auteur de cette série Au bord de la route, c’est Thierry Choquard. « Je ne signe pas mes collages. Ces photos n’ont d’autre prétention que d’offrir une récréation, de faire sourire les gens et, pourquoi pas, de les faire un petit peu réfléchir. Les gens laissent parfois des petits mots. En occupant cet espace public, je me suis inspiré de JR, l’activiste urbain, lui-même admiratif de notre artiste local Ernest Pignon-Ernest. » Parmi les thèmes de prédilection de Thierry Choquard, on trouve l’univers de la boxe, l’Éthiopie, des portraits des migrants de Vintimille… et une série de photos d’armoires, car « ouvrir la porte de son armoire c’est un peu ouvrir son âme, se révéler à l’autre, donner un regard sur son intimité… Tout dans la vie doit-il être en ordre ? »
Prendre la pose pour la bonne cause
Le travail d’Agathe Duffaut vaut également le détour. Cette jeune photographe professionnelle apprécie autant les voyages lointains que ceux du quotidien. Elle aime capter les moments naturels, la complicité d’un regard, la beauté d’un simple geste « exclusivement en lumière naturelle, en extérieur ou dans un intérieur personnalisé qui ressemble aux gens« , précise-t-elle. Pendant le confinement, Agathe Duffaut a lancé un Journal du confinement, sur les réseaux sociaux, pour garder le lien et inciter les gens à prendre des photos. Depuis, les commandes se bousculent pour cette photographe spécialiste de la famille, de la grossesse et des nouveau-nés. « Davantage encore qu’avant, les gens ont le besoin irrépressible de fixer leurs moments familiaux, de se créer des souvenirs pour toute la vie, même si ce n’est pas une priorité dans leur budget. » Agathe Duffaut est également à l’origine de l’opération On pose pour le rose, qui permet, via des séances photos, avec maquilleuses notamment, de récolter des fonds pour l’association Le cancer du sein, parlons-en ! « Cette opération, c’est mon bébé ! Je l’ai lancée il y a 4 ans. L’an passé, nous étions 16 photographes et avons récolté 10 000 €. Cette année, nous serons 31 photographes, une quarantaine de personnes en tout, à Opio, et l’opération est devenue nationale. Inscription le 3 septembre ! »
Cadrer le réel
Ces dernières années, de nouvelles manières de travailler les images ont émergé et sont exposées via les applications de partage de photos. Les photos par smartphones comptent et se reconnaissent grâce aux retouches de celles-ci par collages, choix des bordures, des filtres, des ombres, du format, du sujet… Une réécriture de la photo en somme, mêlant parfois argentique et numérique, avec un autre type de contacts avec le public.
Mais si certains ne font plus de tirages, oublient leur appareil photo, cela ne signe pas la fin de la créativité ou de l’identité artistique. Mieux, d’anciennes techniques ont également fait leur retour : compositions avec polaroids, comme jadis Andy Warhol ou David Hockney, travail avec une chambre noire, la fameuse camera obscura, virage au thé… ou comme le magicien Denis Brihat, qui a consacré sa vie à capter la nature, sous ses aspects les plus simples et les plus sensibles. À partir du cliché en noir et blanc, et afin de restituer les couleurs, et de mieux traduire « l’éblouissement ressenti » à contempler fleurs, fruits, légumes, Denis Brihat a joué à l’alchimiste. Il s’est plongé dans les techniques anciennes de coloration, a testé les réactions de différents métaux sur le noir, lutté contre les effets des émulsions chimiques, gravé le papier… Tout à fait comme un peintre, il a composé des tableaux, qui semblent saisir la nature, mais ne sont que le résultat de sa propre vision. Tableaux qui ont nécessité chacun des jours de lutte avec la matière afin de se réaliser…
Juste une mise au point
Et heureusement, hors écrans, expositions, salons, festivals, et mêmes gares… attirent toujours autant un public, qui veut du « vrai ». Dans les Alpes-Maritimes comme dans le Var, nous sommes gâtés : Musée de la photographie Charles Nègre à Nice, Musée de la photographie André Villers à Mougins, ou encore Maison de la Photographie à Toulon. Le musée de Nice porte le nom de l’artiste peintre grassois Charles Nègre, l’un des pionniers de la photographie et historien de la Riviera. Ce musée s’est déplacé au cœur du Vieux Nice. Il propose toujours des œuvres du XIXe siècle, expose des grands noms, suit toutes les tendances de la discipline et s’est doté d’une galerie dédiée à la création régionale. La ville de Mougins abrite quant à elle le Musée créé par André Villers, photographe attitré de Picasso. Le célèbre peintre règne sur le lieu qui présente aussi une belle collection de clichés signés Villers, bien sûr, mais aussi Doisneau, Lartigue, Clergue… Et très bientôt, un Centre expo photo verra le jour dans l’ancien presbytère de la ville. Également située dans la vieille ville, la Maison de la photographie de Toulon a gardé ses rondeurs de son passé de hammam. L’édifice à la structure circulaire expose à la fois des œuvres de photographes reconnus internationalement — Henri Cartier-Bresson, Édouard Boubat, Denis Brihat… — que des artistes régionaux.
Objectifs dans le viseur
« La Maison de la photographie rouvre le 26 juin, avec l’exposition prévue au printemps« , précise Rémy Kertenian, directeur des affaires culturelles de Toulon. Cette exposition, Un monde si fragile (article à lire dans La Strada n°331 Spécial été, à paraître le 8 juillet), rend hommage à l’œuvre de Pierre-Jean Rey (1). « Cela prend encore plus de sens après l’épidémie », pointe Rémy Kertenian. « Nous avons fait le choix de juste décaler notre programmation. La Maison de la photo est un petit lieu où nous réalisons de grandes choses ! En fait, cette maison ouverte depuis 2002 sert d’antenne, de galerie à l’ensemble des musées de Toulon. Le fonds photographique, très riche, est rattaché au Musée des Beaux-Arts. Pour nos expositions thématiques et temporaires, nous travaillons avec les agences photo, les musées et les galeristes. Nous exposons de grands artistes et laissons tous les ans les cimaises aux acteurs du territoire. » Avignon pour le théâtre, Cannes pour le cinéma et « Les Rencontres d’Arles et Visa pour l’image de Perpignan pour la photo, festivals les plus importants pour la France, et le monde entier« …
Les musées ou maisons auront toujours quelque chose à montrer grâce à leur fonds, même si leur situation est dégradée. Les photographes amateurs auront toujours au moins de quoi se faire plaisir, mais les professionnels, photographes de presse ou artistes plasticiens, eux, comme tous les artistes et acteurs de la culture, prennent pour la plupart la crise de plein fouet, suspendus qu’ils sont aux commandes et événements, plus qu’instables.
Le 9 juin dernier, une tribune signée par plus de 1 000 professionnels, publiée dans Libération, et baptisée Sauvez la photographie !, a alerté le chef de l’État sur la précarisation de la profession et les lourdes conséquences économiques sur leur métier et ceux qui diffusent leur œuvre… à cause de la crise actuelle, mais pas seulement. Comme ces artistes le soulignent, un sacré paradoxe pour une société où l’image est prépondérante.
(1) Exposé en France et à l’international, Pierre-Jean Rey s’est formé avec Denis Brihat, par exemple, s’est consacré à la mode et à la beauté, a créé notamment les studios Baobab à Toulon, a collaboré avec Bernard Giraudeau pour deux documentaires et un livre sur la Transamazonienne… Son thème de prédilection reste le monde de l’enfance, à travers des portraits photographiques, mais aussi des reportages et des documentaires.
Des femmes à toute épreuve
Les femmes photographes n’ont rien à envier à leurs confrères. Parmi les plus connues, on peut citer :
– les Américaines Diane Arbus, photographe de rue et de personnes hors normes, Lisette Model, professeur de Diane Arbus, célèbre entre autres pour ses portraits pris sur la promenade des Anglais, ou Lee Miller, correspondante de guerre et muse de Man Ray et Cocteau,
– l’Italienne Tina Modotti, également actrice et militante révolutionnaire,
– l’Espagnole Ouka Leele, également poétesse et peintre, qui a influencé la photographie européenne, avec ses mises en scènes surréalistes, ses couleurs kitsch, ses photos noir et blanc repeintes…
– Et parmi celles qui ont failli rester inconnues, le cas de Vivian Maier est exemplaire. L’œuvre prolifique — 120 000 négatifs — de cette photographe amateur n’a été découverte qu’après sa mort, grâce à trois collectionneurs-chineurs. Cette Franco-américaine, originaire des Hautes-Alpes, n’a elle-même pas vu toute son œuvre : nounou de profession, elle n’a pas eu l’argent nécessaire au développement de toutes ses photos…
6 plaisirs instantanés
– L’imagement, essai de Jean-Christophe Bailly, écrivain, philosophe, poète et dramaturge, Éditions du Seuil.
– The Dream, hommage aux réfugiés, de Fabio Bucciarelli, FotoEvidence édition.
– Les Métamorphoses de l’argentique, Denis Brihat, Le Bec en l’air éditions.
–Images à la Sauvette, d’Henri Cartier-Bresson, couverture d’Henri Matisse, Éditions Steidl.
–Les Américains, de Robert Frank, Delpire éditeur.
–Exils, de Josef Koudelka, Delpire éditeur.