Joann Sfar : « Je fais une littérature de gourmandise »

Joann Sfar : « Je fais une littérature de gourmandise »

Il est philosophe, illustrateur, peintre, romancier, réalisateur, scénariste, acteur, producteur, enseignant… et même joueur de ukulélé. Avec plus de 160 albums de BD, 4 films, des romans, ou encore des livres d’art, Joann Sfar est pour le moins prolifique. Dans son monde enchanté, Gainsbourg part en voiture avec une dame qui a des lunettes et un fusil, croise le chat du Rabbin et Renart en conversation avec un Petit Vampire, pendant que Brassens gratte sa guitare. Entretien avec le surcréatif niçois, attrapé au détour d’une manifestation pour la défense du livre.

Laurence Fey : Dans votre nouveau film, Petit Vampire (1), le spectateur évolue dans des paysages et des décors inspirés de la région, sur fond de musiques provençales, avec un personnage qui a l’accent marseillais. Toute une ambiance méridionale… 

Joann Sfar : Plus un film est surnaturel, féérique, plus il faut l’ancrer dans une réalité. Dans ses films, Miyazaki reproduit des coins précis de nature japonaise. Son cinéma m’inspire. À ma façon, j’évoque mes souvenirs méditerranéens, les accents du sud… Je montre Antibes, la maison de mes grands-parents, qui a été vendue. Je suis retourné faire des centaines de dessins et photos de cette maison. Pour créer le méchant, Gibbous, je me suis basé sur un personnage niçois, que l’on retrouve dans une chanson traditionnelle, Lou Gibous (Le bossu). Madelon, coupe la bosse de ce Gibous. Le cordonnier la recolle. Mais Madelon aura trois enfants, tous bossus… Dans toute l’histoire de Petit Vampire et dans les paysages, le tropisme niçois est très fort, l’ancrage antibois aussi. C’est un film fantastique, mais proche de nous, avec de l’humour, des thèmes forts : l’absence, la désobéissance, l’amitié, le consentement…

(1) Petit Vampire est un personnage créé il y a près de 21 ans et qui connaît plusieurs adaptations et déclinaisons : série d’animation (52 épisodes), nouvelles, roman, jeu de société…

Les enfants comme les grands ont très bien accueilli le film (2). Puis le confinement a tout suspendu.

Petit Vampire est un film pour les enfants. Et pour les parents qui les emmènent au cinéma ! C’est aussi une lettre d’amour d’un cinéphile au film fantastique et au film d’horreur. Et à ses personnages : Nosferatu, Pandora, le Baron de Münchhausen… À sa sortie, le film avait fait un très beau démarrage, avec plus de 200 000 entrées en peu de jours. Cet engouement, ce dynamisme faisait bien plaisir à voir et puis le confinement est effectivement arrivé. Depuis, je n’ai pas du tout envisagé de le diffuser autrement. Je vais attendre qu’il ressorte sur grand écran, pour soutenir la chaîne du cinéma, et tous les métiers liés, les producteurs, les salles… Le livre et le cinéma, deux détresses pour deux secteurs de la culture…

(2) Voir l’encadré en bas de page, l’avis de trois spectateurs

Blake, Moebius, Fred, Pratt, Sempé, Tardi… vous inspirent. Dans votre région natale se trouve votre compatriote Baudoin, que vous connaissez depuis l’enfance.

Baudoin est un dessinateur que j’admire beaucoup, c’est un maître, il a un statut particulier pour moi. Son fils et moi allions dans le même collège. Il a vu et encouragé mes premiers dessins. De plus, c’est quelqu’un de très intègre, un dessinateur citoyen. Il est très abordable, très gentil avec les débutants. Il leur prodigue tout un tas de conseils. C’est un père spirituel pour de nombreux auteurs de BD. Nous nous sommes tous deux passionnés pour Dali notamment (voir Dali par Baudoin, et Fin de la parenthèse de Joann Sfar).

Raconter des histoires et dessiner, c’est ce qui vous rend heureux dites-vous. Comment cette période « déculturée » impacte-t-elle votre activité ?

En général, j’ai une vie paisible. Hors Covid, je suis déjà assez confiné. Je me lève, je dessine, je me couche ! Je vis un quotidien presque insouciant puis la réalité me rattrape. La situation est très inquiétante, très grave pour trop de métiers. Nombre de mes collègues songent à raccrocher les gants. Comme les éditeurs et les autres métiers de cette chaîne du livre malmenée. La situation est tout à fait paradoxale. Il existe aussi un régionalisme en la matière dans mon entourage, une grande différence d’attitude entre le sud de la France et Paris. À Nice, Aix ou Marseille, mes camarades sont pour l’ouverture des commerces et des librairies, dans le respect des règles sanitaires bien sûr, alors que pour mes amis parisiens, ils passent pour des irresponsables. Les opinions sont pour le moins tranchées !

Vous êtes assez présent sur les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, Instagram… ainsi que dans les manifestations qui défendent des causes qui vous tiennent à cœur, comme le livre.

Le 12 novembre dernier, notamment, j’ai répondu à l’appel de Marie-Rose Guarniéri, qui dirige la librairie des Abbesses, à Montmartre. Elle m’a invité ainsi qu’une trentaine d’autres auteurs et éditeurs à bord d’un bateau, sur la Seine, pour défendre et faire entendre ce secteur qui se bat pour sa survie. Un grand nombre de librairies et de maisons d’édition ne vont pas rouvrir si ça continue ainsi. D’autant plus que le maximum de leur chiffre d’affaires se fait en novembre et en décembre. C’est une situation absurde ! Cette filière a déjà épuisé ses forces lors du premier confinement. Même s’il faut avoir de l’humilité, car énormément d’autres secteurs sont exsangues, cette filière doit être sauvée pour tout ce qu’elle représente d’essentiel, surtout en ce moment, pour s’échapper.

Vous aimez beaucoup les animaux, les dessiner, les faire parler et « faire la morale avec eux« … Parmi la somme de vos albums, pour quelle BD avez-vous le plus d’affection ?

Mes récits parlent tous de la même idée, avec les mêmes éléments : de l’humour, du surnaturel, où l’animal a effectivement une part très importante. La BD qui me plaît le plus, c’est Le Chat du Rabbin et j’ai de la chance parce c’est celle qui se vend le mieux. Mais je ne veux pas l’épuiser. Je ne m’y remets pas si je n’ai pas super envie de la dessiner. J’attends que le chat vienne me parler. Pour créer, il faut que j’entende ces petites voix qui déclenchent l’imagination. L’oralité occupe une grande place chez moi. Pour le côté animalier, j’ai toujours vécu avec des animaux, j’y suis très sensible, et je pense sincèrement que ce qu’on fait aux animaux, on finit par le faire aux humains…

Votre actualité, c’est aussi votre nouvelle BD, La Chanson de Renart. Le Moyen-Âge fait écho à notre époque — épidémie, fanatisme religieux, soulèvements… Votre Renart répond-il au Chat du Rabbin ?

Vous avez presque tout dit ! Je voulais explorer de nouveaux territoires, laisser les personnages félins pour les canins, et créer une version moins « gentille » du Chat. En ce moment, je m’amuse bien avec ce personnage du Renart, menteur, malicieux, sournois, cruel même, mais attachant j’espère. Le dessiner et raconter ses histoires, c’est un plaisir hérité de mes années d’écolier, des Fables de la Fontaine et du Roman de Renart. Dans cette Chanson de Renart, je creuse le Moyen Âge dans le sud de la France, dans la Provence au sens plus large. Je m’intéresse à l’histoire des papes en Avignon par exemple. En fait, quand je commence une BD, je ne suis pas très sérieux. Je débute le récit et je me documente par la suite, je mets mon nez dans pas mal d’ouvrages différents. J’aime garder une certaine candeur et me laisser surprendre par mon propre récit. Me baser d’abord sur mes souvenirs et mes impressions. Contes, surnaturel, mythologie… je fais une littérature de gourmandise. Comme pour l’Algérie que je décris dans Le Chat du Rabbin. Elle se base sur les souvenirs de ma grand-mère, mes rêves de gamin, les images que cela m’évoque. Je ne veux pas étouffer l’inspiration et la rêverie. Je commence une planche et, par hasard, ça a du sens ! Je crois beaucoup à l’inconscient. Nous sommes les lecteurs de nos propres bouquins. Ce qui est amusant avec mes lecteurs, c’est que parfois ce sont eux qui me font comprendre le sens de mon histoire !

Est-ce aussi pour cela que vous considérez la littérature jeunesse comme un genre majeur, « la plus importante, celle qui construit » ?

C’est une peu tarte à la crème de dire ça, mais c’est vrai. J’aime à dire que les grands lisent pour se distraire, et les petits pour se construire. Il faut lâcher les enfants dans les librairies, leur laisser cet espace de liberté, les laisser choisir leur ouvrage, qu’ils s’échappent un peu du discours familial. J’adore le public enfantin et son rapport à la BD, les parents surveillent un peu moins la BD… Moi j’ai un truc pour faire lire les enfants qui a priori n’aiment pas ça. Je leur dis : « Attention, ce livre n’est pas de ton âge ». Et là, ils le prennent et le lisent !

On vous voit parfois avec une tablette graphique à la main, mais vous êtes plutôt stylo plume ?

La tablette me sert presque uniquement à corriger les croquis des dessins animés, issus de mes BD. J’ai effectivement une grande affinité avec la plume et l’encre de Chine. Le papier est un support essentiel, pour mes dessins comme pour mes aquarelles.

Vous avez été chroniqueur sur France Inter pendant deux ans, dans l’émission Vous voyez le tableau. C’était un sacré pari (réussi) de parler de dessin, de peinture ou de sculpture à la radio !

Cela me fait plaisir de reparler de cette chronique. Oui, je commençais en disant : « Nous inventons le dessin radiophonique« . J’incitais les gens à aller voir les œuvres dont je parlais, tout en dessinant. J’aimais beaucoup cet exercice, mais j’ai décidé d’arrêter, car c’était très long à réaliser. En fait, plus le temps de diffusion est court à la radio — cela durait environ 5 minutes — et plus c’est long à monter. J’allais sur place, j’étais en direct avec les gens, j’écrivais beaucoup… et je me mettais en retard sur tous mes albums et mes projets de films !

Vous êtes fasciné par les autres illustrateurs, vous adorez lire, être spectateur, poser le crayon… Mais où trouvez-vous ce temps-là en parallèle de vos multiples créations ?

Dans la vie, je suis très proche de Riad Sattouf, de Christophe Blain, de Lewis Trondheim, et d’autres créateurs et créatrices… J’ai gardé une grande curiosité enfantine. J’aime regarder l’un de mes amis travailler et ne pas savoir comment il s’y prend, rester un naïf, être surpris, c’est une grande source de plaisir. Je pense que si on n’a pas le temps de lire, on ne peut pas faire l’auteur. Un livre c’est une réponse à un livre, une discussion avec tout ce que j’aime dans l’art. Je ne crois pas à l’artiste coupé du monde. J’aime beaucoup être un auteur, mais j’aime encore plus être un lecteur !

Joann Sfar, c’est aussi…
… des cours de Morphologie en tant qu’étudiant aux Beaux-Arts de Paris…
… des cours en tant que professeur des Beaux-Arts de Paris…
… une passion pour un autre grand méridional, Georges Brassens, qu’il interprète d’ailleurs dans son film Gainsbourg (vie héroïque), deux ouvrages consacrés au Sétois et à ses chansons, et le rôle de co-commissaire de l’exposition Brassens ou la liberté à Paris
… la direction d’une collection chez Gallimard…
… un journal intime dessiné et baptisé Les Carnets de Joann Sfar (13 tomes dont un de 848 pages)…
… 30 tomes de la série tentaculaire Donjon, initiée avec Lewis Trondheim…
… un documentaire de Mathieu Almaric sur son travail de dessinateur, intitulé Joann Sfar (dessins)
… plusieurs romans dont l’autobiographique Comment tu parles de ton père
… 4 César, 3 en 2011 pour Gainsbourg (vie héroïque), dont César du Meilleur Premier film, l’autre pour l’adaptation du Chat du Rabbin, Meilleur film d’animation…
… un 10e tome d’aventures pour Le Chat du Rabbin
… 5 tomes de Klezmer, hymne à la tradition slave ashkénaze…
Petit Vampire, mais aussi Grand Vampire
… déjà deux autres tomes prévus pour La Chanson de Renart

Ils ont pu voir Petit Vampire !
Deux enfants et un ancien enfant ont eu la chance de voir Petit Vampire avant la fermeture des salles. Courez-y dès la réouverture !
Naé, 9 ans : « Le thème était très bien. J’ai beaucoup aimé le petit vampire, car il avait bon caractère, et j’ai aimé son histoire d’amitié avec un humain. Je ne vais pas raconter la fin, mais j’étais contente de tout ce qui arrive, et que, par exemple, le petit vampire soit reconnu. »
Kaël, 7 ans : « Au début de l’histoire, j’ai trouvé qu’il y avait des répétitions. Ensuite, il y a beaucoup plus d’action, et j’ai adoré le bateau de pirates. Ce qui m’a bien plu, c’est que le petit vampire puisse avoir un ami humain, et que cet ami humain s’appelle Michel ! Je veux bien le revoir une deuxième fois !« 
Olivier, 43 ans : « J’ai trouvé le film génial. C’est plaisant de retrouver les paysages de la région. J’ai reconnu Antibes, le musée Picasso, l’école, les rues… Les vues aériennes sur les Baous. J’ai aimé le travail photographique des dessins, l’utilisation de filtres je crois. Pour une fois les vampires ne craignent pas la lumière du jour ! C’est un film très onirique, qui donne une chance et une place à tout le monde, même les pires, qui fait potentiellement peur – des monstres, l’ambiance inquiétante de la nuit… -, mais sans violence gratuite. Et puis il y a de la dérision, les personnages sont intelligemment contrastés. C’est un bon cocktail pour tous : tu as un peu peur, mais tu rigoles en même temps !« 

(illustration à la une : Joann Sfar © Dargaud / Rita Scaglia)