Bertrand Tavernier : la passion cinéma

Bertrand Tavernier : la passion cinéma

Le réalisateur de Quai d’Orsay, et d’une vingtaine de films dont la plupart sont devenus des classiques, nous a quittés à l’approche de ses 80 ans. La cinéphilie perd l’un de ses meilleurs passeurs, et le cinéma sous toutes ses formes, l’un de ses plus ardents défenseurs.

Il aimait le cinéma comme personne, et il en parlait mieux que tout le monde. Avant de réaliser son premier film en 1974, L’horloger de Saint-Paul, Bertrand Tavernier a fait ses classes par la critique (notamment pour Les Cahiers du  cinéma et Positif), il a été animateur de ciné-club, attaché de presse, assistant, puis scénariste. Plus que gravir les échelons, il a vécu de multiples expériences, en prise directe avec cette industrie du cinéma qu’il a appris à connaître parfaitement, et qui ne lui a pas toujours rendu ce qu’il lui a sacrifié de temps, d’énergie, d’engagement.

Curiosité, gourmandise, détermination, audace, envie de transmettre et de partager, autant de termes qui peuvent être associés à la personnalité attachante d’un « faiseur d’histoires » — ainsi qu’il aimait à se définir — passionné et passionnant. Pour avoir eu l’immense plaisir et le privilège de le rencontrer, je peux en témoigner : les instants passés près de lui s’inscrivent à jamais dans les mémoires.

C’était en novembre 1994, à Vence, lors de la 2e édition des Rencontres Culture et Cinéma de la ville, dont Bertrand Tavernier avait accepté d’être l’invité d’honneur. Il est venu pour présenter Le juge et l’assassin, animer une leçon de cinéma et a fait découvrir à un public sous le charme, lors d’une séance spéciale « carte blanche », le film de Jean Devaivre : La dame d’Onze Heures.

Noiret, l’alter-ego

C’est dans ces moments-là que l’on se rend compte, alors que l‘on croit connaître le cinéma, que l’on ne sait pas grand-chose, et même presque rien, face à autant de connaissances, d’expérience, mais aussi de simplicité, d’humilité. Vedette de son premier long métrage, Philippe Noiret a occupé une place à part dans la filmographie et la carrière de Bertrand Tavernier, puisque leur collaboration s’est poursuivie sur une vingtaine d’années et huit films.

Exemple d’entente entre un réalisateur et un acteur, cette complicité illustre aussi une autre qualité du cinéaste : la fidélité envers les membres de l’équipe technique. Du côté des chefs opérateurs, par exemple : plus de la moitié de ses films avec Pierre William Glenn ou Alain Choquart, pour les musiques une étroite collaboration avec Philippe Sarde sur huit films.

Directeur et découvreur d’acteurs

L’autre particularité de Tavernier, c’est de savoir choisir ses acteurs et actrices. Il a ainsi confié très tôt à Isabelle Huppert des rôles marquants (Le juge et l’assassin en 1976, Des enfants gâtés en 1977, Coup de torchon en 1981).

Quelques autres exemples (dans le désordre) : pour Que la fête commence (1975), il réunit Philippe Noiret, Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle, trois des plus belles voix et des plus fortes personnalités du cinéma français, et met en évidence Christine Pascal ; pour Le juge et l’assassin, l’idée de génie est de confier à Michel Galabru un rôle dramatique dans lequel il est formidable, face à Philippe Noiret, et aux côtés de Jean Claude Brialy ; pour Coup de torchon, adapté du roman de Jim Thompson, 1275 âmes, il convoque Eddy Mitchell, Stéphane Audran, Jean-Pierre Marielle, Guy Marchand aux côtés de Noiret et Huppert ; pour Un dimanche à la campagne (1984), Louis Ducreux est épatant, Sabine Azema remportera le César de la meilleure actrice, Bruno de Keyser, celui de la photo, Bertrand et Colo Tavernier, celui de la meilleure adaptation ; pour Capitaine Conan (1996, César du meilleur film), il offre à Philippe Torreton un rôle qui lui permettra d’obtenir un César du meilleur acteur (le comédien sera également présent dans L’appât, L. 627, Ça commence aujourd’hui) ; pour Autour de minuit (1986), le musicien Dexter Gordon se révèlera un acteur prodigieux, ce qui lui vaudra une nomination aux Oscars et les félicitations de… Marlon Brando (anecdote rapportée par Tavernier), le film obtenant l’Oscar (et le César) de la meilleure musique signée Herbie Hancock ; pour La vie et rien d’autre (1989), Noiret (César du meilleur acteur) est associé à Sabine Azema ; L’appât (1995, Ours d’Or à Berlin) lancera la carrière de Marie Gillain ;  pour Holy Lola (2004), le couple de parents en quête d’enfant à adopter est composé de Jacques Gamblin et Isabelle Carré ; Dirk Bogarde et Jane Birkin sont étonnants dans Daddy Nostalgie (1990) ; Romy Schneider et Harvey Keitel éclaboussent de leur talent La mort en   direct (1980) ; pour Dans la brume électrique (2009), Tavernier tente et réussit l’aventure américaine en adaptant le roman de James Lee Burke, et met en scène Tommy Lee Jones, John Goodman et Mary Steenburgen ; pour L. 627, il fait de Didier Bezace un acteur de premier rôle, dans un film quasi documentaire sur le quotidien d’une brigade de policiers ; dans La princesse de Montpensier, il rassemble autour de Mélanie Thierry :  Gaspard Ulliel, Lambert Wilson, Grégoire Leprince-Ringuet, Raphaël Personnaz, Michel Vuillermoz, pour une plongée dans le XVIe siècle et les guerres de religion, adaptée de Mme de La Fayette…

Enfin pour Quai d’Orsay (2013), il retrouve Thierry Lhermitte, qu’il avait fait tourner à ses débuts dans Que la fête commence puis Des enfants gâtés, et lui confie un rôle de comédie, adapté d’un roman graphique de Christophe Blain et Abel Lanzac. Pour l’occasion, Tavernier choisit pour la première fois Niels Arestrup, qui obtient le César du meilleur second rôle.

Un formidable documentariste

À côté de ses nombreux succès populaires dans tous les genres de cinéma, Bertrand Tavernier est aussi un grand documentariste, qui s’est distingué avec La guerre sans nom, Mississippi blues, Au-delà du périph, Histoires de vies brisées, les doubles peines de Lyon, parfois en duo avec son fils, Nils. Sa dernière contribution à l‘Histoire du cinéma a été réalisée sous la forme d’une série documentaire en huit épisodes, Voyage à travers le cinéma français, riche de 582 extraits, à partir de 94 films, qui représentent 6 ans de travail et 80 semaines de montage. Un véritable trésor, qui renvoie à l’un de ses admirateurs de toujours, Martin Scorsese, auteur en 1995 de Voyage à travers le cinéma américain (1). Lors d’un entretien avec Pascal Merigeau dans la série Paroles de Cinéastes, Bertrand Tavernier confiait : « Je pense que j’ai eu un métier formidable, j’ai rencontré à chaque fois des gens qui ont éclairé ma vie. » Grâce à lui, notre vie de cinéphiles a, pareillement, été éclairée. Pour cela et l’ensemble de son œuvre (récompensée en 2015 à Venise par un Lion d’Or d’Honneur), il mérite toute notre gratitude en plus de notre admiration.

(1) Dans le courant du mois d’avril, doit paraître 100 ans de cinéma américain (Actes Sud), tandis que demeure disponible et incontournable : Amis américains, entretiens avec les grands auteurs d’Hollywood (1993, éditions Institut Lumière/Actes Sud)

(photo Une : Bertrand Tavernier à Vence, lors des 2e Rencontres Cinématographiques, en 1994 © association Culture & Cinéma)