20 Avr Lettres assassines
Comment pulvériser une amitié qui semblait inaltérable ? La terrible réponse se trouve dans la pièce Inconnu à cette adresse, de Kathrine Kressmann Taylor. Soit la correspondance entre Max et Martin, que tout rapprochait avant la Seconde Guerre mondiale, et que tout va séparer avec la montée du nazisme. Le 10 avril dernier à Anthéa, Michel Boujenah jouait Max, Daniel Benoin incarnait Martin…
« On est dans une telle situation surréaliste que si Daniel Benoin m’avait proposé de jouer l’annuaire, j’aurais dit oui ! », lançait Michel Boujenah, en direct d’Anthéa, le 10 avril dernier. Heureusement pour lui — et pour nous —, il s’agissait plutôt d’interpréter la pièce Inconnu à cette adresse. Michel Boujenah avait déjà joué le rôle de Max, en 2013, au Théâtre Antoine de Paris (1), avec son complice de longue date Charles Berling.
Il a donc bien volontiers rendossé le costume d’Eisenstein, célibataire juif allemand, établi aux États-Unis, à San Francisco. Et Daniel Benoin s’est glissé dans la peau de Martin Schulse, Allemand, marié et père de trois garçons, de retour en Allemagne, à Munich. Ces deux-là, Max et Martin, sont amis, marchands d’art et associés et s’écrivent de longues lettres. Amis à la vie ? Amis à la mort…
Car entre eux, un secret — la sœur de Max, actrice en Autriche, a été la maîtresse de Martin —, et surtout, des divergences fondamentales et irréconciliables, qui vont émerger via la montée du nazisme. Amitié, famille, affaires, rien n’y résistera et le maître-mot sera finalement « vengeance ».
Pas facile de jouer le rôle cruel de Martin, qui perd toute humanité. Quoique Max… Mais ne dévoilons pas tout. D’ailleurs, Michel Boujenah précise qu’il aurait volontiers inversé les rôles : « Je rêve de jouer les méchants, les psychopathes, j’aurais adoré ça ! ».
Sur la situation actuelle, Michel Boujenah confie : « C’est plus que frustrant de ne pas monter sur scène en ce moment. Je devrais être en train de jouer L’Avare et Daniel de répéter Disgraced. Dans ce désert, il y a de temps en temps un mirage comme celui-ci. » Daniel Benoin confirme que « le manque de public est toujours impensable. C’était un symbole de fermer les théâtres, ils n’ont jamais été des clusters. Ils sont sacrifiés de façon expiatoire. Jouer ainsi en direct est un pis-aller, mais permet malgré tout de conserver des spectacles et de véhiculer des idées. »
Michel Boujenah répond à la question d’une spectatrice derrière son écran : « Bien sûr que ça change tout de ne pas avoir de public. Mais elle n’est pas au courant qu’il y a 4 000 personnes devant moi ? Je refuse d’accepter de vivre sans ce qu’est le théâtre, je hais les captations, je le fais contraint et forcé. Je veux du public en face de moi, vous me manquez !!! »
Cette pièce lui tient particulièrement à cœur : « Daniel et moi, on se connaît bien. Ce texte me touche beaucoup. Il est tout à fait saisissant. Aborder le nazisme par une trajectoire individuelle est une idée forte. Comment un homme libéral, proche des artistes, devient petit à petit un fasciste, un antisémite, comment il croit au nazisme, comment ce changement s’opère, comment ça marche ? J’ai trouvé cela passionnant de jouer cette pièce et de la rejouer en ce moment. On devrait la montrer aux lycéens. » Très bonne idée : qui saisira la perche ?
(1) De 2012 à 2014, cette pièce a été jouée par des tandems différents, toujours au ThéâtreAntoine, dirigé par Laurent Ruquier et Jean-Marc Dumontet : Gérard Darmon et Dominique Pinon, Patrick Timsit et Thierry Lhermitte, Stéphane Guillon et Gaspard Proust, Jean-Paul Rouve et Élie Semoun, Jean Benguigui et Martin Lamotte, Thierry Frémont et Patrick Chesnais, etc. C’est Michèle Levy-Bram qui a traduit et adapté le texte pour le théâtre.
DEUX ARTISTES À LA LOUPE…
Michel Boujenah est un comédien et réalisateur franco-tunisien. Ses spectacles humoristiques, et en partie autobiographiques, remportent de grands succès et lancent sa carrière. Dans les années 80, il débute une carrière d’acteur au cinéma, récompensée par un César du meilleur acteur dans un second rôle. Depuis, Michel Boujenah alterne rôles au cinéma et spectacles. Il s’est également lancé dans la réalisation, dès 2003, avec Père et fils, porté par Philippe Noiret et Charles Berling notamment.
Daniel Benoin est un comédien, metteur en scène, auteur, réalisateur, traducteur et directeur de théâtre. Titulaire notamment d’un doctorat en gestion des entreprises, il a fondé et dirigé plusieurs théâtres, créé une École de comédie, une Convention théâtrale européenne, un Forum du théâtre européen… En 2013, Daniel Benoin inaugure le théâtre Anthéa (Antipolis Théâtre d’Antibes) et le dirige toujours actuellement. Dernièrement, Daniel Benoin a créé le festival CinéRoman à Nice.
…ET UNE AUTEURE À LA LETTRE
Katherine Kressmann Taylor est une écrivaine américaine d’origine allemande. Diplômée de littérature et de journalisme, elle travaille d’abord comme rédactrice dans la publicité et écrit dans divers magazines. Plus tard, tout en publiant régulièrement des nouvelles, elle enseignera entre autres la littérature et le journalisme, devenant la première femme professeur titulaire à l’université de Gettysburg (Pennsylvanie). C’est en 1938, alors femme au foyer, qu’elle rédige sa première nouvelle, Inconnu à cette adresse. Surpris par la rudesse de ce texte, son éditeur lui impose d’adopter le pseudo masculin de Kressmann Taylor, sous lequel elle officiera ensuite. Inconnu à cette adresse connaît plusieurs traductions dont une en allemand. Le livre est bien sûr interdit en Allemagne nazie puis finalement publié en 2001. La nouvelle sera adaptée au cinéma et au théâtre. Un an avant la mort de son auteure, à plus de 90 ans, Inconnu à cette adresse est réédité à l’occasion du 50e anniversaire de la libération des camps de concentration. Le livre remporte alors un succès international avec de multiples traductions. La pièce a été jouée pour la première fois en France en 2001. Douglas Taylor, le fils de l’auteure a assisté à cette création mondiale…