08 Sep « Le risque de théâtre est un risque à prendre »
Le 29 septembre 2011, le Théâtre Liberté ouvrait enfin ses portes au public, au terme de plusieurs années de chantier au cœur de Toulon. À l’affiche ce jour-là : L’Art de la comédie, pièce d’Edouardo de Filippo, mise en scène de Philippe Berling, alors co-directeur de l’établissement avec son frère. Afin de marquer le 10e anniversaire du théâtre, dont les célébrations s’étalent en septembre à travers toute la ville, nous avons rencontré Charles Berling, resté seul aux commandes.
Nous sommes en 2010, quand Hubert Falco, maire de Toulon, contacte les frères Berling qui avaient « manifesté auprès du Ministère de la Culture le souhait de diriger un théâtre dans le Sud, et en particulier à Toulon ». Imaginé au départ dans le centre-ville, le théâtre s’établira finalement sur la place de la Liberté, avec Philippe et Charles à sa tête…
« Liberté », un mot qui englobe tout ce à quoi le monde du spectacle vivant et de l’art en général aspire ! Il faut rappeler que l’ouverture du Théâtre Liberté est intervenue 10 ans après la fin d’une gouvernance FN à Toulon… Ce patronyme résonnait-il comme une réponse, voire une revanche sur une doctrine nauséabonde qui a dominé la ville durant tout un mandat ? « Compte tenu du fait que ce théâtre s’est installé place de la Liberté, il ne pouvait pas s’appeler autrement, nous répond Charles Berling, mais je pense que Hubert Falco a montré à partir de 2001 qu’il mettait un point d’honneur à faire qu’il y ait de la culture pour tous dans la métropole toulonnaise. Ça faisait partie, et ça fait toujours partie, d’une politique générale. »
En revanche, ce sont bien les deux frères qui se sont chargés de nommer les différents espaces : la grande salle Albert Camus, en hommage au grand écrivain méditerranéen, la petite salle Fanny Ardant, inaugurée par la comédienne elle-même lisant Marguerite Duras, et la salle Daniel Toscan du Plantier, producteur disparu en 2003 et fervent promoteur du cinéma français, qui accueille projections de films et conférences. « Si l’on a notamment choisi Camus, c’est parce que le projet que nous avions soumis à la mairie impliquait qu’il y ait à Toulon un théâtre tourné vers la Méditerranée. Pour nous qui sommes proches de l’Afrique du Nord, ça tombait sous le sens. »
Ouverture, solidarité, diversité, parité, préoccupations environnementales, désir d’être partie prenante de l’évolution de la société… Les valeurs prônées par l’institution vous guident-elles dans votre travail au quotidien ? Et je ne parle pas seulement de la programmation ! Je pense notamment au billet suspendu, ou à la gratuité de nombreux événements…
Oui, ce qui me guide au quotidien, ce n’est pas forcément de travailler pour faire des événements visibles, même s’il y en a, mais davantage pour faire un travail de fond avec les jeunes, les écoles, avec toute une partie de publics qui peuvent être « empêchés » pour toutes sortes de raisons qu’on connaît et qu’on tente d’analyser. Ce qui définit la ligne du Liberté depuis le début, c’est de vouloir s’intégrer le plus possible et servir au mieux une ville, une métropole, une région, une population. C’est pourquoi on a la volonté de travailler avec toutes les compagnies régionales, et en même temps de faire venir des troupes dont on estime le travail, et ce de façon éclectique. Ça c’est le projet initial, qui fonctionne depuis le début, et qui s’est transformé à partir de 2015, lorsqu’on est devenu Scène Nationale, puis en 2019 lors de la fusion avec Châteauvallon. On a tenu à devenir Scène Nationale parce qu’il n’y avait pas, dans la métropole toulonnaise, de Scène Nationale ni de Centre Dramatique National (CDN). Et je pense que la diversification des tutelles protège et garantit la liberté artistique. On ne sait pas demain dans quelles mains pourrait tomber la mairie de Toulon…
Moderne, le Liberté met aussi l’accent sur le développement des cultures numériques, avec une programmation en écho aux spectacles vivants à l’affiche, ou encore avec cette 7e Scène virtuelle…
Moi qui depuis toujours fais du théâtre, du cinéma, de la télévision, j’ai toujours trouvé qu’il était bon de mélanger les arts et les façons de transmettre l’art. Alors quand nous avons pris la direction du théâtre avec mon frère, puis par la suite avec Pascale Boeglin-Rodier, on a rapidement créé la 4e Scène au Liberté, qui s’appelle désormais la 7e Scène (scène virtuelle, on y retrouve des entretiens avec les ar-tistes, des courts-métrages, des reportages, mais aussi des séries de vidéos lancées durant le confinement) depuis la fusion avec Châteauvallon. L’important pour nous, c’était de considérer et de tenir compte des avancées technolo-giques, des pratiques des jeunes, et de faire en sorte que ces outils soient adaptés à la société moderne. Tout cela s’est d’ailleurs précisé durant le Covid, justement pour ne pas subir un outil, mais pour contribuer à le penser et ne pas être dominé. Il était important de ne pas ignorer ce « phénomène » numérique qui est une révolution pour l’art, le langage, mais aussi pour nos pratiques humaines. C’est pour toutes ces raisons qu’on a créé cette 4e Scène, puis la Biennale Numérique et de nombreux autres rendez-vous… On ne remplace pas le spectacle vivant, mais on peut lui rendre service, faire en sorte que ces nouveaux outils le servent. Je ne suis pas pour les captations, je ne suis pas pour regarder un spectacle en streaming, comme cela a pu se passer durant la crise du Covid, pour faire du commerce, et à mon avis se faire piller les valeurs profondes du spec-tacle vivant. Ces langages peuvent en revanche se côtoyer, ils ne sont pas concurrentiels.
Même si le spectacle vivant doit rester vivant, présenté physiquement devant un public, la diffusion en strea-ming, capable de toucher davantage de gens, ne pour-rait-elle pas être un moyen d’éduquer plus massivement, un moyen de lutter contre la désinformation ? On peut se poser la question, car rappelons-nous que le théâtre fut en quelque sorte le 1er média de l’Histoire humaine…
Je suis d’accord sur le fait qu’on doit se poser des questions. Simplement, je pense que ces pratiques sont extrêmement orientées par des gens qui veulent faire de l’argent. Si je me suis toujours intéressé aux CDN, aux scènes nationales – et entre parenthèses, c’est une exception française magnifique pour laquelle j’ai envie de me battre –, c’est pour ce qu’ils apportent en termes de réflexion, de liberté, de diversité. D’ailleurs, lorsqu’on crée les courts métrages en Liberté (action de sensibilisation citoyenne menée depuis 2014 auprès des jeunes du territoire), on a parfois 2 millions de vues ! Je ne bannis pas le succès, le fait qu’une œuvre soit vue par beaucoup de monde, mais ça ne doit pas être le but. Si nous sommes subventionnés, c’est parce que nous ne devons pas être un produit comme les autres. Nous devons défendre l’art comme quelque chose qui est à la fois totalement inutile et totalement utile. C’est un paradoxe, mais c’est ainsi que ça se passe !
Après 10 premières années, quel bilan tirez-vous finalement ?
Déjà, je suis heureux de ce que le Liberté est devenu. De plus, son rapprochement avec Châteauvallon a une grande si-gnification pour moi en particulier, car j’ai beaucoup fréquenté ce site étant petit. Il y a eu une grande évolution, et je ne parle même pas du Covid. Mais disons-le, notre tâche n’a pas été facilitée. Même si je reste confiant en nos institutions pour défendre cette diversité… Vous l’aurez remarqué, nous nous sommes également beaucoup impliqués dans l’écologie, car je pense que les lieux culturels doivent aussi réfléchir à construire et penser la transition écologique. Je suis heureux de voir que la Scène Nationale Châteauvallon-Liberté s’est installée dans l’espace toulonnais et a montré son utilité, sa profondeur. Son essentialité, je dirais même, pour faire un clin d’œil à la situation qu’on a vécue récemment… Et je suis heureux d’avoir contribué à tout cela, d’avoir donné à mon équipe l’esprit de combat. Dans la poésie, il faut se battre ! La poésie est à la fois majoritaire et minoritaire, et doit surtout conserver en elle-même le sentiment qu’elle peut être minoritaire et que ce n’est pas grave. Qu’elle peut être contestable, et c’est tant mieux. L’art n’est pas consensuel, l’art n’est pas là pour faire de la com’. Mais il ne faut pas l’interdire pour autant… Le risque de théâtre est un risque que nous devons prendre !
Vous devez sans doute avoir plein de projets…
Je suis quelqu’un qui pense qu’on peut toujours aller plus loin ! Je ne vais pas rester éternellement à la tête de cette Scène Nationale, mais ce que j’aimerais, c’est pérenniser celle-ci, montrer son « essentialité » pour cette région. Je pense qu’avec ce qu’on vit, ce que nous inflige le Covid, il ne faut pas penser à 1 an, à 2 ans, mais à 30, voire 40 ans ! Mon but est donc de développer cet outil qu’est le théâtre Liberté pour qu’il soit encore plus pertinent sur les grands sujets de société comme le numérique, l’écologie… Il suffit de voir le dernier rapport du GIEC publié en août ! C’est un sujet sur lequel nous travaillons déjà depuis un moment, et sur lequel nous essayons de travailler encore plus. Une autre mission qui nous tient à cœur, c’est de tenter de regrouper vertueusement les institutions, de faire qu’elles se parlent, pour faire des propositions fortes. En écologie, comme en culture, il ne faut pas attendre les directives ministérielles, il faut imaginer des propositions à notre échelle. En tant que théâtre, en tant qu’institution publique, nous devons fabriquer un récit, un récit qui n’a pas peur de son avenir, qui veut défendre un avenir à long terme. Ce bien public, moi, je suis né avec ! J’ai été sauvé par ça, par le fait que Gérard Paquet et Henri Komatis ont fabriqué Châteauvallon et qu’on n’était pas des mômes en déshérence, qu’on pouvait aller voir de grandes danseuses, de grands chorégraphes, de grands musiciens… On a eu cette chance-là, et je veux transmettre ça.
Question subsidiaire, et quelque peu politique ! Impossible pour La Strada de ne pas vous la poser… Vous qui êtes très engagé, que pensez-vous de la droitisation qui semble menacer les révoltes populaires à l’image des manifestations anti-passe sanitaire ?
Je suis atterré quand je vois tous ces gens dans la rue contre la vaccination, contre un soi-disant totalitarisme français. Personne ne gueule lorsqu’on doit se faire vacci-ner pour aller en Afrique ! Je trouve ça terrible. Je suis attristé parce qu’à l’heure où Xi Jinping est en train de faire de la Chine un grand pays totalitaire, qui va manger le monde, qui mange déjà le monde, à l’heure où les talibans reprennent le pouvoir en Afghanistan, j’aurais préféré voir ces gens descendre dans la rue pour autre chose… C’est comme cet épisode d’occupation des théâtres, alors qu’on aurait pu aller s’en prendre à Amazon, à la grande distribution alimentaire… Et aujourd’hui, on nous parle de passe sanitaire, on caricature Macron en nazi ! C’est d’une faiblesse politique ! Ça m’attriste, car on éparpille des forces qui seraient tellement nécessaires pour se battre efficacement contre la délinquance financière, les tortures animales… Il y a tellement de combats ! Tout est instrumentalisé par je ne sais qui, et on en vient à des discours politiques d’une pauvreté atterrante. Si la planète est détruite, si le capitalisme tel qu’on le connaît est triomphant, c’est qu’il y a des raisons. Battons-nous pour de grandes causes, mais ce passe sanitaire, ce n’est rien… C’est totalement irrationnel, c’est pour moi le symbole d’une fragmentation, d’un universalisme qui disparaît dangereusement, et de l’affaiblissement de nos démocraties. Et ça, c’est très dangereux !
À l’issue de cet entretien, Charles Berling nous a glissé que le théâtre Liberté pourrait accueillir des réfugiés afghans, et qu’il en avait déjà référé à qui de droit. Nous ne manquerons pas de relayer cette action, si celle-ci venait à se concrétiser. Un exemple de plus qui marque cette différence, voire ce fossé qui se creuse entre une partie de la population consciente des enjeux d’une société en pleine mutation, une autre à qui les changements et l’inconnu font peur, et une classe dirigeante qui peine à se transformer pour suivre le train en marche… Gageons que la Culture et les arts permettront de donner quelques clés pour répondre à ces nombreux défis dont le Théâtre se fait relais dans la région depuis maintenant 10 ans.
PROGRAMME 10e ANNIVERSAIRE
SAM 11 SEP / LIBERTÉ PIPADY
Plage de Pipady, Toulon
Concert sous-marin & lectures / Sea of Sound – Jean-Marc Barr, Michel Redolfi
Atelier / J’écris ton nom Liberté – Virginie Giraud, Pauline Léonet, Ambre Macchiaµ
Atelier / Sous la plage, des idées pour la planète – Bernard Abeille, Association La Lyrone
Danse / Underground – Romain Bertet, Cie L’Œil Ivre
Conférence / À la découverte de «la plus belle rade d’Europe» – Cristina Baron, Musée national de la Marine de Toulon
SAM 18 SEP / JOURNÉE EUROPÉENNES DU PATRIMOINE
Le Liberté, Toulon
Projections & performances / Festival Constellations
Atelier / J’écris ton nom Liberté – Virginie Giraud, Pauline Léonet, Ambre Macchia
MAR 21 SEP / LIBERTÉ ACCUEILLE AMAL
Place de la Liberté vers Port de Toulon
Déambulation / La Marche – Good Chance, Handspring Puppet Company, Cie Picto Facto
VEN 24 SEP / LIBERTÉ VILLE
Place Monsenergue & Le Liberté, Toulon
Parcours sonore / J’attendais qu’on me regarde – Cie Begat Theaterµ
Finissage installation / Déplacement de Tadashi Kawamata – lectures Charles Berling & performance Romain Bertet
SAM 25 SEP / LIBERTÉ VILLE
Le Liberté & Centre ancien, Toulon
Parcours sonore / J’attendais qu’on me regarde – Cie Begat Theater
Performance / Relâche – Collectif Horlab
Performance / Le vol d’Icare – Manifeste – Isabelle Magnin
Chorégraphie participative / Happy Manif – Cie David Rolland
Performance participative/ Soufflons ! Avant que cela ne tombe – Cie Artmacadam, Café Culture
Concert / La Femme + Maxime Cassady
Spectacle pyrotechnique / Le Groupe F met le feu
Rens: chateauvallon-liberte.fr
(photo Une : Charles Berling, répétion d’une création autour d’Hannah Arendt © Vincent Bérenger)