[Spécial femmes] Alice Guy, pionnière zappée du 7e Art

[Spécial femmes] Alice Guy, pionnière zappée du 7e Art

Qui connaît Alice Guy, hormis les spécialistes ? Pourtant son nom devrait être aussi populaire que celui de Georges Méliès. Cette femme a connu un destin hors norme, assisté à la naissance du cinéma, anticipé le devenir de la fiction, inventé et réalisé dans le Paris de la Belle époque et dans l’Amérique pré-hollywoodienne. Alice Guy est la première femme réalisatrice de l’histoire du cinéma. Comment une telle visionnaire, dotée d’un regard acéré sur son temps et d’une conscience aiguë de la place des femmes dans la société, a-t-elle ainsi été effacée de la mémoire collective ? De toute évidence, il s’agit davantage d’un déni, d’une spoliation que d’un banal oubli.

Première femme derrière la caméra, première productrice de films de fiction, aventurière, artiste, femme d’affaires, féministe par instinct. Une femme libre, ce n’est pas ordinaire en ce début de siècle. Et pourtant, cette pionnière au parcours incroyable, rapidement devenue célèbre, a vu son nom tout aussi rapidement disparaître de l’histoire du 7e Art dans les deux pays qui l’ont vu grandir, la France et les États-Unis, dès lors que le cinéma est devenu une affaire d’hommes. Le temps de la réhabilitation est arrivé, mais Alice Guy n’est plus de ce monde, partie en 1968 à l’âge de 96 ans. Elle a laissé une autobiographie magnifique qui ouvre la voie aux recherches d’archives et de films qu’elle avait entreprises sans grand succès de son vivant.

Un parcours fulgurant

Alice Guy dans son appétit de créer a eu très tôt la vision d’un cinéma de fiction. Alors simple secrétaire auprès de Léon Gaumont au Comptoir général de la photographie, elle assiste en 1895 à la présentation du Cinématographe des Frères Lumière à Saint-Germain-des-Prés, la première projection de cinéma au monde !

Elle y entrevoit rapidement la possibilité de raconter enfin des histoires, les siennes ! Gaumont, qui a investi dans le cinéma naissant sans trop y croire, la laisse réaliser ses petites fictions pour promouvoir le chrono-photographe de la société. « Si on avait prévu le développement que prendrait l’affaire, dira-t-elle, je n’aurais jamais obtenu ce consentement. Ma jeunesse, mon inexpérience, mon sexe, tout conspirait contre moi. » Succès immédiat : la voici à 23 ans promue directrice de production. En 1896, elle tourne La Fée aux choux, première fiction d’une réalisatrice dans l’histoire du cinéma. Ce sera le premier d’une longue série, les spécialistes estimant son œuvre à plus de 1000 courts-métrages !

De par leurs trouvailles, leur fantaisie, les idées progressistes des courts-métrages d’Alice Guy ont contribué à inventer le langage cinématographique originel. Elle traite de thèmes sociaux qui lui sont chers, invente le regard féminin sur un ton frondeur et comique (1906 : Les Résultats du féminisme, où hommes et femmes échangent leurs rôles, notamment dans l’organisation du foyer domestique, mais aussi Une femme collante, Madame a des envies). La même année elle signe le premier péplum de l’histoire du cinéma mondial, La Vie du Christ. La première encore à avoir eu l’idée d’un making-of à l’occasion du tournage de l’une de ses phonoscènes (films de cinéma synchronisés à des enregistrements phonographiques).

En 1907, elle s’envole pour les États-Unis où elle fonde en 1910, avec son époux Herbert Blaché, sa société de production, la Solax Film Co, et ce avant la naissance d’Hollywood… Un grand panneau s’affiche sur les plateaux : Be Natural! (Soyez naturels). Un épisode résume les qualités de la femme de trempe qu’elle fut : lorsqu’en 1912, ses acteurs blancs refusent d’apparaître à l’écran avec des acteurs noirs, elle refuse le black face en vigueur et réalise le premier film joué uniquement par des acteurs afro-américains. Elle se bat – et y parvient – pour qu’il soit distribué dans un circuit classique. Au faîte de sa popularité, la puissante Solax fait d’Alice Guy la femme d’affaires la mieux payée des États-Unis… Mais en devenant très lucratif, le cinéma devient rapidement l’affaire des seuls hommes : le système et le comportement déloyal de son mari la mènent à la faillite et au divorce. Elle rentre en France avec ses enfants en 1922, ruinée.

Alice Guy et Nice

En France, elle espère reprendre le cours de sa carrière interrompue en 1907 au prix de quelques combats contre l’oubli. Ce sera pire : on ne l’a pas oubliée, personne ne sait qu’elle a existé, à des années-lumière du nouveau cinéma français ! Elle ne s’en doute pas quand elle arrive à Nice où vit sa sœur aînée Julia. Nice et les Studios de la Victorine, créés fin 1919, donc les plus modernes de France… Elle tente une « réinsertion », sans succès. Elle va pourtant produire un rapport important à la demande d’un des anciens propriétaires et co-actionnaire des terrains de la Victorine, Schreter, qui vise secrètement à évincer le plus gros actionnaire, Sandberg. Elle y fait l’analyse de la situation (médiocre) et les moyens d’y remédier, l’évaluation de la rentabilité fondée sur une étude de marché réalisée à Paris et à Londres. Un vrai plan de redressement qui sera balayé d’un revers ! C’est le fils de Sandberg qui le retrouvera bien des années après, par hasard, dans ses archives. Elle retourne à Paris avec sa fille, vivant de traductions.

Une cinéaste éffacée, peu à peu réhabilitiée

Alice Guy retournera aux États-Unis récupérer ses films, elle n’en trouvera que trois… Elle, qui s’était amusée des normes genrées et du sexisme dans ses films, va subir les effets dévastateurs du patriarcat, et sera ignorée par les historiens. Alice Guy explique son effacement de l’histoire du cinéma par le fait d’avoir été une femme dans un milieu très masculin : les frères Lumière, Georges Méliès, ou son scénariste Louis Feuillade ont connu une plus grande postérité alors que leurs carrières furent plus brèves. Effacée de l’histoire officielle donc, et spoliée parce que femme, de la « maternité » de la quasi-totalité de son œuvre.

Beaucoup s’attachent à la réhabiliter aujourd’hui. De son vivant, en 1954, Louis Gaumont, fils de Léon, lui rend un premier hommage officiel. Alice Guy reçoit la Légion d’honneur en 1955 et Henri Langlois lui consacre une rétrospective à la Cinémathèque en 1957. Durant 46 ans, jusqu’à sa mort, elle n’aura eu de cesse de faire reconnaître ses droits sur ce qu’elle avait accompli. En 2018, un Prix Alice Guy a été créé afin de pallier la récurrente absence de réalisatrices au palmarès des grandes récompenses annuelles. Seul prix donc à récompenser la réalisatrice de l’année. Au XXIe siècle, on en est encore là…

On restera sur ces mots d’Alice Guy, décédée en 1968, à l’âge de 96 ans, sans être parvenue à compiler les films de sa carrière, ni obtenir la publication de ses mémoires (parution posthume en 1976). « Est-ce un échec ? Est-ce une réussite ? Je ne sais pas. J’ai vécu 28 ans d’une vie intensément intéressante. Si mes souvenirs me donnent parfois un peu de mélancolie, je me souviens des paroles de Roosevelt : Il est dur d’échouer, il est pire de n’avoir jamais essayé.« 

LE PRIX ALICE GUY
Le Prix Alice Guy est le seul prix à récompenser la réalisatrice de l’année. Lancé en janvier 2018 par Véronique Le Bris, journaliste et fondatrice de cine-woman.fr, il met en lumière le talent des réalisatrices contemporaines dans la lignée de la première d’entre elles, Alice Guy. Le jury du Prix est paritaire, composé de trois femmes et trois hommes, représentant toutes les professions du cinéma. L’ambition du Prix Alice Guy répond à plusieurs objectifs : pallier l’absence récurrente de réalisatrices dans les grands palmarès annuels, promouvoir une réalisatrice et l’encourager à monter de nouveaux projets, donner une deuxième chance à la diffusion du film primé, valoriser le travail des femmes ci-néastes, mettre en valeur la filiation entre la pionnière Alice Guy et les réalisatrices d’aujourd’hui, faire découvrir sur grand écran l’incroyable production d’Alice Guy.

SUR LA PISTE D’ALICE
Quelques pistes pour découvrir cette femme exceptionnelle :
– Jean Jacques Annaud prépare la mise en image de l’ouvrage Alice Guy, la première femme cinéaste de l’histoire d’Emmanuelle Gaume (2015).
Be natural, l’histoire cachée d’Alice Guy (2018), très beau portrait réalisé par Pamela B. Green, qui évoque un parcours créatif exceptionnel dans un environnement sexiste.
Le Regard féminin – Une révolution à l’écran, ouvrage de la critique Iris Brey (2021).
L’inconnue du 7e art de Valérie Urréa et Nathalie Masduraud (2022), documentaire raconté par Agnes Jaoui, nourri d’un impressionnant travail d’archives.

(photo : Alice Guy sur un tournage aux USA © Splendor Films)

Les femmes sont des actrices de la culture, qui reste un des meilleurs vecteurs pour lutter contre les violences qu’elles subissent et la régression de leur condition à l’heure actuelle. À l’occasion de la Journée Internationale pour les Droits des Femmes, retrouvez les portraits de quelques-unes d’entre elles ! Ci-dessous les autres textes de ce dossier :
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