06 Sep Écriture ciselée et anarchisme paisible
C’est à la fois une information, une surprise et un réconfort d’apprendre – ou de se rappeler – qu’il n’y a vraiment rien de commun, ainsi que le disait Corti – José – entre les consommateurs de livres et les amoureux de la chose écrite, et, subséquemment, du côté de la production, entre la prose blafarde et étrécie de pen pushers des « nobel(isables) » et celles et ceux qui, obstinément, humblement, et dans un angle du monde, utilisent l’outil, forgé, antique, hérité, précieux, pour ciseler des textes – médités, travaillés, ambitieux, riches, originaux, surécrits. Barthes, dans Le plaisir du texte – quel titre approprié… – , recommandait « que la voix, que l’écriture soient fraîches, souples, lubrifiées, finement granuleuses et vibrantes comme le museau d’un animal. » Ne dirait-on pas qu’il évoque ainsi le tout nouveau roman de David Bosc (né en 1973, à savoir, l’année du texte de Barthes), l’auteur de Sang lié (2005) et de La claire fontaine (2013) qui, avec ce tout récent opus, complète une sorte de triptyque anarchiste et amoureux de très haut vol ?
Mais une langue, si travaillée fut-elle, n’est rien – ou si peu de chose – sans une vision du monde pour la vivifier, l’alimenter et l’irriguer. Ce récit est aussi, est surtout, un petit précis d’anarchisme paisible, à mille lieues des éructations postillonnées, hirsutes et hargneuses, qui semblent hélas, être – devenues ? – le plus petit dénominateur commun de ce secteur de l’échiquier politique.
Le pas de la demi-lune narre le voyage de Ryoshu, désireux, bien que – ou parce que ? – ayant trouvé sa place dans le monde, dans le travail comme dans l’amour, de revoir les paysages de son enfance. Sa bien-aimée Shakudo l’y encourage, et il marche d’un bon pas, entre collines et vallées, paysages intouchés par la griffe des puissants, splendides talismans et martingales du bonheur de vivre.
Cet auteur de race et de classe est-il véritablement un romancier ? Cela n’est pas imparablement avéré : il aime les idées et les mots d’un amour payé de retour, plus que les personnages, indubitablement. Cela n’aurait au reste guère d’importance : nous autres lecteurs savons que l’édition française est architecturée autour du roman, et que tous les autres registres littéraires, hélas, peinent à exister. Peu importe en définitive.
Car le plus clair du talent de David Bosc, ce sont comme toujours les moralités discrètement torréfiées au fil du texte, concaténations lexicale et syntaxique d’une vie passée au tamis durci d’une écriture, et qui nous valent ces phrases, si belles, qui rythment le récit, telles que celle-ci : « Il semble qu’on ait besoin, quand on ne s’occupe que d’images et de mots, d’accumuler des objets pour leur poids de matière, avec le fallacieux prétexte du souvenir ou de l’étonnement. » On pourrait les désigner du nom de « sagesses », si ce champ lexical n’était totalement incompatible avec la vigueur séditieuse et l’énergie anti-mélancolique de l’auteur. « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline. » C’est la raison pour laquelle, toutes choses égales par ailleurs, la citation jadis énoncée par Yves Bonnefoy sur le poète irlandais William Butler Yeats semble appropriée pour décrire et définir l’auteur du Pas de la demi-lune : « [Il] ne s’est pas dérobé à l’écriture à ses prestiges, à ses pièges ; mais il est aussi celui qui, à de grands moments, s’en dégage, comme s’il n’oubliait jamais que les valeurs de l’existence vécue sont de plus de poids que les labyrinthes pourtant sans nom qui s’entrouvrent parmi les mots. » Arigato, David Bosc.
Le pas de la demi-lune de David Bosc (Verdier, 2022)