21 Sep Les chants des chamanes, ou une autre approche du monde
Alessandra Orlandini Carcreff est une passionnée de culture et de traditions d’Europe du Nord. Docteure en littérature française et comparée de Sorbonne Université, Alessandra a effectué des recherches sur la culture traditionnelle finno-ougrienne, la mythologie et les épopées nordiques des grands voyageurs. Elle publie en 2019 un 1er ouvrage, Chamanismes, préfacé par Olivier Truc. Après de nombreux voyages en Laponie et en Finlande, notre passionnée nous présente une anthologie des Chants du chamanisme boréal.
Afin de mieux connaître cette culture et ces chants mystérieux, Alessandra Carcreff proposera trois conférences dans la région niçoise où elle abordera l’univers du chaman, son rôle, les rites d’initiation, les séances de transe, l’importance des plantes et des animaux sacrés. Interview au son du tambour…
À quand remontent les chamanismes en Europe du Nord ?
Les Samis se sont installés dans le Nord de la Scandinavie et de la Finlande il y a environ à 4 000 ans, mais les traces archéologiques de présence humaine en Scandinavie remontent jusqu’à il y a 11 000 ans. Le chamanisme est un phénomène très ancien, né dans les régions sibériennes et mongoles, d’où il s’est diffusé dans les différents pays nordiques grâce aux migrations des peuples nomades (et les Samis sont un peuple finno-ougrien, dont les racines s’apparentent à des peuples sibériens tels que les Samoyèdes ou les Tchérémisses). Les récentes études du Préhistorien, Jean Clottes, sur les grottes ornées cherchent à comprendre si un sentiment chamanique pouvait être déjà présent à l’époque magdalénienne (entre -17 000 et -14 000).
Pourquoi le tambour et les chants étaient-ils si importants pour ces peuples ?
En général, dans toutes les différentes cultures chamaniques, la musique accompagne les cérémonies, comme moyen pour se rapprocher des esprits et pour invoquer les animaux-guide. Le chamanisme sami et sibérien n’utilise pas de psychotropes. Ainsi, l’utilisation du son du tambour devient encore plus importante, car le son rythmé se met au diapason des battements du cœur du chaman favorisant naturellement la transe.
Comment avez-vous effectué vos recherches ? Les chamans ont-ils conservé une trace écrite de leurs chants et musiques ? En avez-vous rencontré lors de vos voyages ?
La culture chamanique est une culture essentiellement orale, aucune trace écrite n’existe, ne serait-ce que pour des raisons strictement religieuses : pour que les formules « fonctionnent », elles doivent être gardées secrètes et la transmission orale, notamment au sein de la même famille ou de la même communauté, assure le respect des tabous. Un grand travail de recherche a été effectué au XIXe siècle par Elias Lönnrot, un savant finlandais qui a parcouru pendant de longues années la Carélie (la région orientale de la Finlande à la frontière avec la Russie) pour recueillir des poèmes mythologiques, épiques et traditionnels. Cette recherche a permis la publication du Kalevala, le poème épique national finnois (qui peut être apparenté à nos Iliade et Odyssée), et le Kanteletar, un recueil de poèmes traditionnels que les hommes et surtout les femmes récitaient au son du kantele, la harpe nordique au son très mélancolique. Dans mon ouvrage Chants du chamanisme boréal, j’ai recueilli des poèmes et des chants tirés de ces ouvrages, mais également de récits de voyageurs français et italiens qui ont parcouru la Finlande et la Laponie aux siècles passés. Lors de mes séjours en Finlande et en Scandinavie, je n’ai, hélas, pas rencontré de chamans, ils ne sont pas nombreux et vivent très retirés, au contact de la nature. Mon travail, que ce soit pour ce livre ou pour le précédent Chamanismes, est un travail d’historienne et de recueil de sources anciennes.
Y-a-t-il une différence entre les différents types de chants chamaniques ?
Chaque société a ses propres caractéristiques. En Laponie, on a des chants qui invoquent le renne ou l’ours, à d’autres latitudes nous avons d’autres animaux totem, qui accompagnent la vie quotidienne des personnes, mais le dénominateur commun est le lien impérissable avec la nature, les plantes, les animaux, le Soleil, la Lune, les étoiles : le chaman et les membres de la communauté respectent la nature qui les entoure et s’adressent à elle et à ses composants pour vivre dans une harmonie universelle.
Parmi la cinquantaine de chants que vous publiez dans votre ouvrage, quels sont ceux qui vous ont le plus émue ?
J’aime beaucoup les chants dédiés aux animaux et aux arbres, ils sont très délicats et respectueux de l’environnement. Même les chants de chasse honorent les animaux, car on leur demande pardon pour les chasser et on les rassure promettant une sépulture convenable des restes du corps. Le chamanisme est très écologique, on devrait s’en inspirer ! Mais j’ai également une affection toute particulière pour les poèmes féminins. Il s’agit de chants souvent mélancoliques et nostalgiques qui évoquent le souvenir d’un fiancé parti en voyage avec l’attente de la famille et de la future mariée. Je trouve qu’ils reflètent parfaitement l’atmosphère enchantée des vastes étendues nordiques.
Comment expliquez-vous cet engouement actuel de notre société pour le chamanisme ?
C’est un peu un paradoxe : le chamanisme est très connu et pourtant très méconnu. Le grand public connaît le chamanisme à travers des centaines de publications du pseudo mouvement New- âge, du genre Faites la méditation avec le chamanisme, des ouvrages qui n’ont aucune valeur scientifique ni spirituelle, car on ne fait pas la méditation avec le chamanisme. Pire : je viens de recevoir une publicité pour un « cours d’initiation chamanique » en ligne à 147 € et soldé à 57 €. On veut faire passer l’idée que le chamanisme est une spiritualité facile, accessible à tout le monde, sans la nécessité d’un intermédiaire (prêtre ou guide) et on confond très souvent le chamanisme avec la méditation. De plus, le chamanisme de certains pays d’Amérique centro-méridionale a été largement médiatisé en raison de l’utilisation de psychotropes véhiculant l’idée de pratiques dépaysantes presque « amusantes », ce qui est très grave !
En réalité, le chamanisme est un complexe système de croyances religieuses, il est ancré dans plusieurs sociétés nomades ou semi-nomades sur tous les continents, des communautés qui, d’ailleurs, risquent de disparaître à cause du tourisme de masse ou des dérèglements climatiques. Comme évoqué, il est en lien serré avec la nature et il remonte à des temps ancestraux. Le fait qu’il soit si mal connu rend la tâche difficile aux chercheurs. Quand le déjà cité Jean Clottes, un de nos plus grands Préhistoriens, et l’Archéologue David Lewis-Williams ont publié en 1997 l’ouvrage Les chamanes de la préhistoire, ils ont été farouchement attaqués par une certaine partie du monde académique. En effet, dans leur ouvrage, ils esquissent une comparaison entre des peintures aborigènes australiennes et des peintures pariétales dans certaines grottes préhistoriques avançant l’hypothèse de la présence de pratiques chamaniques déjà à l’époque paléolithique, manifestées dans l’art pariétal. Cela a été durement critiqué, sans doute car très novateur, mais également parce qu’évoquer le chamanisme signifie évoquer quelque chose de non sérieux, qui ne doit même pas être calculé par des savants. Telles sont les réputations du chamanisme aujourd’hui et nous avons un devoir de clarté et d’honnêteté intellectuelle envers ces communautés qui pratiquent le chamanisme, en relation avec la nature qui les entoure, dans le sillage de leur tradition ancestrale.
Chants du chamanisme boréal, Alessandra Orlandini Carcreff (éditions LiberFaber)
Conférences : 29 sep 19h, Maison des associations, Monaco / 30 sep 19h, Club House Les Hauts de Vaugrenier, Villeneuve-Loubet / 1er oct 18h30 : Cercle Azuréa, Cannes. Entrée libre, Inscription obligatoire. Rens: contact@liberfaber.com