En regrettant Godard

Jean-Luc Godard en train de filmer

En regrettant Godard

« Même rayé à mort, un simple rectangle de 35 mm sauve l’honneur de tout le réel. »  Cette formule de Jean-Luc Godard, qui nous a quittés le 13 septembre dernier, rappelle l’enjeu quasiment moral du cinéma, qu’il a aimé avec passion, mais aussi avec excès.

Les « histoires » qu’il a dévorées dans les salles du Quartier latin et à la cinémathèque d’Henri Langlois, ses propres premiers films au succès insolent, le cinéaste « star » de la Nouvelle Vague va les tordre, les dépecer, les citer, les réemployer, les exhausser dans toutes ses créations et tout particulièrement dans Histoire(s) du cinéma, œuvre-monstre des années 90. Godard y expérimente toutes les possibilités offertes par la vidéo :
reprises, surcadrages, rencontres fortuites et fulgurances d’images visuelles et sonores du XXe siècle, sans oublier les reproductions de l’histoire de l’art et les textes (dialogues de film, énoncés philosophiques ou prose poétique) et les sons. Le banc du monteur devient la table du philosophe, une machine à voir le monde autrement et en racheter la bêtise, la violence et la laideur. Godard filme la fiction comme un documentaire et produit des documents aux bords de la fiction. Ou de la poésie : « Le monde où nous vivons a plus que jamais besoin pour survivre de rêveurs et de poètes« . Ou de la peinture – celle qui éclate dans son cinéma « numérique » auquel il accepte de se convertir avec la rage des peintres fauves. 

Godard cinéphile, théoricien, cinéaste, vidéaste, monteur, a aussi conquis d’autres territoires, ceux de la publicité, du clip ou de la télévision, avec la même effronterie lucide. En 1975, en pleine conférence de presse de Numéro deux, il dit vouloir prendre d’assaut la citadelle télévisuelle pour ferrailler avec les journalistes et inventer une nouvelle information. Ce seront les émissions Six fois deux, France tour détour et le projet avorté d’une chaîne de télévision au Mozambique. « Je veux communiquer« , répète-t-il. Les années militantes avec Jean-Pierre Gorin en ont déjà fait un clandestin du cinéma, il peut s’autoriser de tout recommencer ailleurs : sur un plateau de télévision, dans une salle de montage vidéo ou sur un tournage en 3D qui fait vaciller le regard du spectateur. 

Ces dernières années, Godard disait être encore et toujours à la recherche d’un cinéma politique. Politique de l’image sûrement, pour celui qui a été le penseur de toutes les images – cinématographiques, picturales, télévisuelles, publicitaires, de propagande. Mais aussi images politiques. Dans un ciné-tract de 1993, une œuvre télévisuelle de Samuel Beckett « dialogue » en dépit de toute chronologie avec une photographie éprouvante de Ron Haviv, témoin des premiers massacres en Bosnie-Herzégovine. Dans Notre Musique (2004), le poète palestinien Mahmoud Darwich s’entretient avec un personnage de fiction, Judith Lerner, à Sarajevo. Ce sont les mots de la poétesse israélienne Helit Yeshurun que nous entendons, alors qu’un pied marque de sa cadence une intrusion dans le champ. Une Amérindienne, apparition d’entre les morts, vient réclamer un « reste » contre les politiques d’effacement des corps et des mémoires. Dans le Livre d’image (2018), film devenu testamentaire, ce sont des enfants tunisiens qui jouent sur la plage de la Corniche à La Marsa, auxquels il dédie certainement cette conclusion consolatrice : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. Les espérances resteraient, l’utopie serait nécessaire« . 

La beauté du montage qui permet de saisir une « inconnue » (l’inconnue de la rencontre amoureuse, si forte dans la vie de Godard, ou celle qu’isolent les mathématiques, comme il l’écrit en 56 dans les Cahiers) est au service d’un rêve insurrectionnel contre l’ordre établi, constante godardienne. « Je ne suis pas non plus là où vous croyez encore que je suis encore » : la voix familière du maître de Rolle ouvrait une « lettre » cinématographique transmise au Festival de Cannes en 2010, en lieu et place de lui-même. Désormais, elle s’adresse à nous, d’outre-tombe.