Hokusai : laissez-vous submerger !

Hokusai : laissez-vous submerger !

La Vague d’Hokusai déferle sur la Méditerranée… Tel est l’exploit réalisé par le musée départemental des arts asiatiques à Nice. Dans le sillage de l’iconique Vague de Kanagawa, 125 estampes du Maître, tout aussi fascinantes à découvrir. Rencontre avec Adrien Bossard, conservateur du patrimoine et directeur du musée départemental des arts asiatiques.

Laurence Fey: L’exposition Hokusai et sa célébrissime Vague donnent au musée départemental des arts asiatiques un sacré coup d’accélérateur. Comment l’idée est-elle devenue réalité ?

Adrien Bossard: En 2018, le musée a dépassé le million de visiteurs. Il accueille 50 00 personnes par an depuis 1998, année de son ouverture. On peut dire que c’est un bon succès d’estime de la part du public niçois. Nous avons beaucoup d’habitués, qui ne viennent pas que pour les expositions temporaires mais aussi pour la collection permanente. C’est pourquoi nous changeons fréquemment les œuvres pour donner envie à ces fidèles de revenir… et d’inciter de nouveaux amateurs.
Pour Hokusai, nous comptons déjà plus de 25 000 visiteurs en un mois et demi ! C’est le représentant de Georges Leskowicz qui nous a proposé d’exposer des œuvres de sa collection. Difficile de dire non ! Nous voulions une exposition qui diffère de celle d’Aix-en-Provence (1), nous avions une autre approche sur cette collection. Nous avons ainsi eu la liberté de choisir les estampes, d’ajouter des œuvres en trois dimensions pour donner du volume à l’exposition. Nous avons choisi de nous centrer sur Hokusai, avec 126 estampes, dont les séries 36 vues du mont Fuji, datant de 1830, Les Cascades et Les Ponts. Grâce à la générosité incroyable de ce collectionneur, les visiteurs ont la chance aujourd’hui de partager sa passion.

Pour l’inauguration, vous n’aviez pas choisi l’emblématique Grande Vague de Kanagawa comme motif des affiches ?

Là encore nous voulions nous démarquer un peu, donc notre graphiste a travaillé sur deux visuels, dont La Vague. Afin qu’il n’y ait pas de confusion avec l’exposition au Grand Palais de Paris (2), nos supports d’information et de publicité locaux sont basés sur La Vague, et hors territoire, nous utilisons l’autre estampe.

Comment expliquez-vous le succès international de cette Vague, qui éclipse parfois le reste du travail d’Hokusai ?

Des œuvres comme Les Tournesols de Van Gogh ou La Joconde de Léonard de Vinci deviennent iconiques pour plusieurs raisons. Image simple et efficace, La Vague est la seule œuvre représentée sans cesse dans la culture pop — elle a son propre emoji, même le logo Quiksilver s’en inspire, elle est déclinée à l’infini sur des posters, des tissus, adaptée, détournée… Tout le monde la reconnaît ! Les estampes connaissaient un vif succès depuis le XVIIe siècle en Orient. Grands amateurs et collectionneurs d’estampes, les Occidentaux, et notamment les artistes eux-mêmes, ont été fascinés et inspirés par La Vague, sa composition et ce nouveau pigment bleu omniprésent. Cette fascination ne s’est jamais démentie depuis.
Je voulais partager ce trésor, si rare, avec le public maralpin. Il faut savoir qu’ensuite ces estampes sont mises 4 ans en réserve afin qu’elles se « reposent ». Partager l’expérience physique de l’œuvre, l’émotion d’être face à un chef-d’œuvre, cela reste unique. On se rappelle toujours de la première fois où on a vu La Joconde et c’est pareil pour La Vague. Cela marque les esprits. D’ailleurs, comme pour La Joconde, l’une des premières réactions des publics face à La Vague et ce qu’ils imaginaient, c’est « je la pensais plus grande » ! Nous souhaitons aussi attirer le jeune public et lui offrir cette expérience inédite. Ainsi notamment, pour onze collèges, le Département a mis à disposition un bus qui conduit enfants et professeurs au musée. Nous avons fait appel également à des conférenciers de très haut niveau. Nous allons chercher les visiteurs et répondons au maximum à leurs demandes. Nous avons aussi calculé la hauteur de placement des œuvres afin qu’elles soient visibles par tous. Il faut penser à tout le monde et être à la disposition de chacun, c’est ça être un musée !

Parlez-nous de ce fameux « bleu de Prusse » dont le rôle est capital dans cette série de paysages.

Hokusai, via sa série 36 vues du mont Fuji, est l’un des premiers à utiliser ce bleu de Prusse, en 1830. Il s’agit d’un coup de publicité de l’éditeur, qui utilise cet argument marketing pour lancer cette série hors normes, avec ce colorant synthétique inventé un siècle plus tôt en Occident. C’est quand le prix du bleu de Prusse est devenu abordable que les artistes japonais l’ont utilisé. Ce bleu a révolutionné la manière de refléter la lumière. Auparavant, les artistes utilisaient l’indigo, qui s’affadit, n’est pas aussi malléable ni dense que le bleu de Prusse. Ce pigment régénère les pratiques en cours et va séduire nombre d’artistes occidentaux en retour.

Combien d’exemplaires originaux de La Vague existe-t-il dans le Monde ?

Difficile à dire car on ne connaît pas le tirage d’origine. Des exemplaires de La Vague sont conservés au Musée Guimet, à la Bibliothèque de France, au Metropolitan Museum of Art à New York ou encore au British Museum. Quelques dizaines sont entre des mains privées. C’est donc un grand cadeau de la fondation Georges Leskowicz de nous prêter ces 126 estampes.

Vous avez choisi de ne pas commencer l’expo par La Vague, ni de lui donner une place « à part » dans l’exposition ?

Au musée départemental des arts asiatiques, nous réalisons nous-mêmes les scénographies. Nous essayons de nous renouveler à chaque expo. Là, nous voulions que La Vague puisse se voir de loin, en descendant l’escalier même, et que cela donne envie de s’en approcher. Les notions de découverte, d’expérience, de proximité, de parcours sont importantes. Il faut naviguer et se « perdre » au milieu des œuvres.

Dans votre exposition, on apprend aussi l’origine du mot « Manga » ?

Étonnamment, les 8 carnets de croquis de La Manga proviennent de Nice, du Musée des Beaux-Arts – Jules Chéret. D’ailleurs, notre prochaine expo s’intitulera L’Asie sans réserves. Elle se fera en deux parties. Le volume 1 est programmé pour février prochain. On fait le tour des réserves du territoire pour montrer les trésors qui se cachent dans les Alpes-Maritimes. Pour la première expo, les œuvres seront issues à 80% du musée départemental des arts asiatiques et à 20 % de Nice, Cannes, Monaco… Et le pourcentage sera inversé pour la seconde expo. Depuis que j’ai lancé cette idée, de nombreux collègues m’appellent. Même le Musée Matisse de Nice possède des œuvres asiatiques qui ont appartenu à Matisse !

Dans votre communication, vous insistez sur la gratuité de l’exposition Hokusai, ce qui est notable par rapport à d’autres villes, et qui permet de profiter de tous les événements du musée.

À part les prestations qui sont payantes, et les visites guidées (on a même baissé leur prix), la gratuité nous permet d’accueillir le plus grand nombre. C’est la force de frappe départementale ! Avec mes collègues, nous nous donnons les moyens de présenter des choses fortes et de très haut niveau. Je dois dire que c’est un privilège de travailler pour une collectivité qui a cette volonté d’ouvrir à tous. La gratuité surprend toujours nos visiteurs.

Vous animez vous-même des visites guidées. Le musée propose aussi des visites en famille, des ateliers Mangas…

Le musée ne peut pas attendre que les gens viennent. Il doit proposer une expérience complète, une aventure, afin que les gens s’intéressent à l’art asiatique, même sans « blockbuster » comme Hokusai ! La précédente expo, L’art en exil – Hàm Nghi, Prince d’Annam, a accueilli 25 000 visiteurs en 5 mois. Elle a même permis au Vietnam de (re)découvrir l’histoire de ce Prince aux nombreux talents artistiques. D’ailleurs, le 29 novembre, une délégation du Vietnam s’est déplacée au musée. L’expo a donc eu un fort impact, et nous travaillons sur ces impacts, même si la fréquentation n’était pas affolante. On alterne les sujets pointus et grand public pour maintenir la richesse de la proposition.

Vous dirigez aussi L’espace culturel départemental Lympia à Nice ? C’est rare de diriger deux lieux aussi différents ? Est-ce un choix ?

Je suis venu uniquement pour diriger le musée départemental des arts asiatiques au départ. Puis j’ai eu la chance d’être co-commissaire d’une exposition sur Pierre Soulages en 2020, en tant que conservateur du patrimoine. Ma direction m’a ensuite proposé de diriger cet espace culturel. J’ai accepté, afin de continuer à créer des liens entre Orient et Occident, tout en gardant l’identité forte des deux lieux. Actuellement, nous exposons, Louis Pons (3), un artiste marseillais, qui fait évoluer ma manière d’envisager l’art asiatique, le rapport à la nature… Il y a plein de choses à croiser, sans s’enfermer ! L’espace Lympia est lui-même gratuit. Prochainement, nous exposerons un Prix HSBC de la photographie, Rip Hopkins. Il a carte blanche pour l’exposition qui doit s’appeler Gardiens. Comme l’espace Lympia est un ancien bagne, cet événement interrogera sur la notion de gardien, qu’il soit de parc, de troupeaux, de l’OGC Nice, d’enfant… Garder, c’est contraindre mais aussi protéger, on garde des idées, du bâti, des gens… Et l’an prochain, il y aura une expo Victor Vasarely, le « père » de l’art optique…
Pour revenir au musée départemental des arts asiatiques, nous gardons un contact étroit avec les visiteurs. L’expo qu’on a dans la tête quand on la conçoit peut nous faire oublier certaines choses. La question récurrente que me posaient les premiers visiteurs d’Hokusai, c’était « Comment fait-on une estampe ? » C’est ce contact avec les visiteurs qui m’a poussé à créer un panneau spécifique, non prévu au départ. J’essaye toujours de m’adapter aux demandes, dans la limite du budget et des moyens humains. Le vrai test pour une expo, ce sont les premières semaines. La fréquentation de l’expo Hokusai, depuis octobre, c’est du jamais vu dans l’histoire de notre musée !

Hokusai, de la vague à l’âme
Katsushika Hokusai, le « vieil homme fou de peinture », a vécu plus de 88 ans (1760-1849). Son œuvre considérable – dessins, peinture, gravure, carnets de croquis – exerça une grande influence sur nombre d’artistes européens, notamment les impressionnistes comme Monet, ou encore Van Gogh, Rodin… Côté musique, la couverture de la partition de La Mer de Claude Debussy reproduit la Vague de Hokusai. Depuis 2016 (seulement), un musée lui est consacré à Tokyo, au Japon.

Un musée remarquable
Le musée départemental des arts asiatiques a été inauguré en 1998. Il a été conçu par l’architecte et urbaniste japonais Kenzō Tange, prix Pritzker d’architecture. Ce joyau architectural, de marbre et de verre, est situé dans un écrin de végétation et paraît flotter sur le lac du parc Phoenix. Un lieu donc idéal pour célébrer les estampes d’Hokusai dans la tradition de l’ukiyo-e ou images du monde flottant

Jusqu’au 29 janvier 2023, musée départemental des arts asiatiques, Nice. Rens: maa.departement06.fr

(1) Exposition à l’Hôtel de Caumont, Centre d’Art, de novembre 2019 à mars 2020, Hokusai, Hiroshige, Utamaro… Les grands maîtres du Japon.
(2) Exposition Hokusai, au Grand Palais, octobre 2014-janvier 2015.
(3) Exposition Louis Pons – J’aurai la peau des choses, du 5 novembre 2022 au 26 février 2023.

photo : Hokusai, Sous la vague au large de Kanagawa, série Les Trente-six vues du mont Fuji, 1830. Estampe de brocart (nishiki-e), 25,5 x 37,7 cm © Fundacja Jerzego Leskowicza