Tu reviens quand ?

Tu reviens quand ?

Hélène Jourdan-Gassin a le feu sacré. Une rage de vivre, d’aimer et de partager qui défie toutes les forces du mal. Un franc-parler légendaire aussi. Une femme libre, qui ne triche pas, c’est assez rare par les temps qui courent. Féministe avant l’heure. À un moment de son existence où beaucoup pensent que plus rien de nouveau ne peut arriver, elle devient écrivaine. Car l’écriture a toujours fait partie de sa vie : écrits personnels, articles journalistiques, avant de se lancer dans l’écriture romanesque en 2017 (Jane et Zacharie) et 6 ans plus tard avec Tu reviens quand ? qui parait ce mois-ci.  Un roman où elle se livre, mêlant finement fiction très moderne, et souvenirs intimes de la plus belle période de sa vie : l’enfance. 

Nous avons rencontré Hélène pour qu’elle nous explique la genèse de ce roman qui est pour partie nettement autobiographique. Et nous avons découvert chez cette icône de l’art contemporain azuréen une personne apaisée qui a trouvé dans l’écriture de ce livre une libération, une paix intérieure. La forme romanesque l’a aidé à sortir cette histoire d’elle sans qu’elle soit directement dans le « je », plus douloureux. Elle n’en est que plus forte.

Comme elle le dit elle-même, certains souvenirs d’enfance reconstituent une toile de manière aléatoire, bien souvent selon l’affect qui les « surligne » pour donner une histoire très éloignée d’une chronique nostalgique. Hélène a donc farfouillé dans cette toile comme on va chercher des objets oubliés dans un grenier. Elle avoue ne pas pouvoir évoquer la douleur de la perte de sa mère sans sangloter. Alors elle a choisi de l’exprimer « non pas avec les vrais mots de l’enfance. Je serais bien incapable d’en retrouver la fraîcheur« , mais avec des moments marquants qui ont peuplé les dix premières années de sa vie. Elle parle de cette période d’avant-guerre jusqu’à la Libération, qui lui fait dire : « Ce ne sont pas dix ans qui séparent les enfants de 1937 de ceux de 1947, mais un monde ! Pour avoir pris conscience très tôt, sans doute à la faveur de ces moments très particuliers qui ont bouleversé l’histoire, qu’on peut tout perdre en un instant, mais aussi trouver dans les événements les plus bénins une source incomparable de bonheur, je regarde mes dix premières années comme les plus heureuses de ma vie. »

Tu reviens quand ? est composé comme un triptyque qui se développe entre Nice, la Provence et New York, autour d’une belle et longue amitié entre deux femmes, Camille et Marie, aussi différentes d’âge que de nature. Dans les méandres de cette relation indestructible romancée, Hélène nous parle d’amour, d’art, de l’être au féminin, de sexe, de la liberté, de la relation aux hommes, et nous plonge avec le carnet des souvenirs de Marie, récit principal autobiographique qui orchestre le roman, dans le regard candide tour à tour heureux, lucide et tragique d’une enfant que nous pourrions être.

Le plus émouvant est de l’entendre parler de son amour pour sa mère qu’elle a perdue très jeune. Elle ne l’a connue que 11 ans. Une famille heureuse avec deux frères et un père souvent absent. Sa mère l’a construite : « Nous avons eu une histoire très particulière parce que j’étais sa fille, elle était très tendre et j’ai vécu toute la guerre très proche d’elle. » Elle passe la quasi-totalité de cette période dans le Var, dans la demeure familiale paternelle avec une grand-mère italo-sud-américaine, ce qui lui fait vivre deux périodes d’Occupation totalement différentes : Italienne, puis Allemande. « C’est cette envie que j’avais de raconter ces histoires avec mes frères, les bêtises qu’ils me faisaient faire, mon père très rigide, ma grand-mère très rigide, ma mère très chaleureuse. Et moi, contrairement à ce que souvent on pense, j’ai été très heureuse pendant la guerre, à part que je n’avais rien à bouffer« .

Pour elle, sa mère était vraiment un bonheur, éphémère, avec beaucoup de tendresses et surtout beaucoup de liberté. Elle se souvient de l’Occupation sans souvenir de peurs de la guerre. Sa seule peur viscérale, pure souffrance dans l’enfance et qui la fait encore sangloter à plus de 80 ans, était que sa mère meure. Tu reviens quand ? ne cessait-elle de lui dire à chaque séparation. Elle se souvient ne pas vouloir aller se coucher de peur de ne pas la retrouver le lendemain matin. D’ailleurs elle ne parle pas de son décès dans son livre. Elle appelle cette période « l’après » : pendant trois ou quatre ans, Hélène fut presque autiste, ne parlant plus, ne voulant plus voir personne.

La guerre est aussi une période dont elle veut parler avec ses souvenirs d’enfant pour raconter ce qu’était alors le quotidien, car il lui semble que l’image que nous en avons aujourd’hui soit quelque peu frelatée. Quand elle explique que toutes les rues qui allaient vers la mer étaient murées parce que les Allemands pensaient que LE débarquement aurait lieu en Méditerranée certains ne la croient pas. Par ce roman, elle veut faire savoir aux Niçois et aux Français que la Côte d’Azur n’était pas du tout le paradis à cette époque : « On n’avait rien à manger sauf si on faisait du marché noir, et mon père ne voulait absolument pas. » Elle se souvient de cette quête de pitance obsédante, les bouts de bois reliés par du raphia en guise de chaussures… Tout ceci ne l’a pas empêchée d’avoir un souvenir de vie très libre, dans une grande maison, un grand jardin, sans école, malgré le dénuement. Peur pour sa mère et aussi pour son chat qui était épileptique. Voilà un des charmes de ce roman, ces souvenirs dans le désordre avec ce regard d’enfant « sans avoir la fraîcheur de ses mots de l’époque”. De même, elle cite ce qui était un acte héroïque dans sa tête d’enfant : tirer la langue à un officier allemand !  

La guerre finie, c’est le retour… L’école chez les « bonnes sœurs », une horreur pour elle : « toutes noires, toutes atroces« . Elles lui ont fait détester l’école et la religion. Hélène parle peu de son père qui a vécu jusqu’à ses 23 ans. Elle dit que c’était un mec bien, mais toujours en voyage. Avait-il une double vie ? Elle ne sait pas… Elle ignore pourquoi elle lui en voulait de n’être pas mort à la place de sa mère. Elle est perplexe, car elle l’a mal connu, et peut-être mal jugé ? Elle a plutôt idéalisé ses frères, son mari, mais ce manque de père ne l’a pas amené à en rechercher un dans les autres hommes. Elle n’a pas de non-considération des hommes : « Sexuellement, je n’aime que les hommes« . D’ailleurs, il y a eu un avant et un après. Sa vie de femme a commencé comme une grande bourgeoise, avec un mari et deux fils… Cela n’apparaît nulle part dans son livre. Excepté ses deux fils, parce qu’ils font énormément partie de sa vie. Il n’était pas question pour elle de raconter une vie d’aventurière, parce que c’est très simple ce que l’héroïne vit dans son livre : « Elle vit avec un homme, avec un autre, elle fait des voyages, elle va en bateau, ils vont à Formentera… » Aussi quand l’Art est arrivé dans sa vie s’est-elle libérée, ce qu’elle a transformé pour les besoins du roman. Son double est une femme plus libre qu’elle ne l’a été elle-même : deux enfants, une succession d’amants, mais jamais mariée, alors que Hélène l’a été. Le dédoublement de personnages dans son livre est intéressant : l’une jeune, Camille, l’autre Marie, plus âgée sont un peu les deux faces d’une même Hélène. Car dans la réalité, Hélène en travaillant dans sa boutique/galerie : Lola Gassin, du nom de sa grand-mère italo-sud-américaine, découvre une vie propre plus importante que de femme au foyer. Le monde de l’art l’a libérée. Elle a connu des hommes, est tombée raide dingue amoureuse, « beaucoup trop« , reconnaît-elle. « Parce que comme toujours, quand il y a une passion, il y a des escalades. Et je n’ai jamais su vivre avec un homme la douceur, la tranquillité, la sûreté« . Hélène trouve que les hommes ont en eux un constant mépris d’une vraie forme de fidélité. « Je suis vieux jeu. Je rêve aussi du mariage où ce soit inconditionnel et que ça ne dérape pas. Mais même moi, je l’ai fait déraper« . Les hommes c’est l’amour et le sexe, et ce n’est pas sans plaisir que l’on parcourt les lignes où Hélène aime à évoquer le sexe entre deux êtres. « Mais toujours dans un acte d’amour. » C’est son côté vieux jeu là encore, sourit-elle.

Aujourd’hui elle reconnaît qu’elle chercherait l’impossible et qu’elle ne le trouvera jamais. Elle a remplacé tout ça par des amitiés masculines vraiment claires. En fait, comme pour l’art, elle garde cette même fascination : « J’ai besoin de voir quelqu’un de beau« . Toute en contradiction, Hélène Jourdan-Gassin est une amoureuse, une femme libre, qui ne fuit pas sa réalité et reste une passionnée, qui, à plus de 80 ans, s’entend mieux avec les gens plus jeunes parce qu’elle a en elle cette liberté, ce désir de vivre et de dire, cette féminité et cette parole cash qui font d’elle une femme remarquable, sans faux semblants, qui a joué un rôle essentiel dans le développement de l’Art et qui a commencé il y a juste quelques années une nouvelle vie d’écrivaine. Plusieurs vies, mais un seul cœur, il est grand et battra encore longtemps.

Tu reviens quand ? d’Hélène Jourdan-Gassin (éditions Vérone)

photo : Hélène Jourdan Gassin ©DR