22 Juil Jusqu’ici tout va bien : de la chute à la métamorphose
À Nice, la galerie Espace à vendre célèbre 20 ans d’un audacieux accompagnement d’artistes mené par son fondateur Bertrand Baraudou. Actuellement, la galerie accueille les œuvres récentes de Cédric Teisseire, à voir tout l’été jusqu’au 21 septembre, et assemblées sous le titre : Pièces détachées.
Ce 20e anniversaire de la galerie a été amorcé de façon historique avec l’accrochage de centaines de photographies de Jean-Marc Pharisien, retraçant des années d’expositions et d’événements artistiques à Nice dans les années 90 et 2000, dévoilant des visages, des événements et des situations qui ont vivement marqué Nice et l’évolution de l’art. Dès l’automne, une exposition personnelle de Quentin Spohn puis une exposition collégiale à la scénographie conviviale viendront boucler cette année toute ronde. Pour l’heure, Cédric Teisseire intervient dans les deux salles principales de la galerie et a proposé à Romain Ravera de se joindre à l’exposition, dans le showroom. Que Cédric Teisseire expose fait événement : une nouvelle ère pour lui qui s’était écarté de sa pratique au profit de la direction artistique du 109 – anciens abattoirs de Nice, qu’il a assurée pendant 5 ans.
Rien ne se perd, tout se transforme
Ce qui se dit de la peinture de Cédric Teisseire pourrait (presque systématiquement) se dire de sa pensée, toute chose étant égale par ailleurs, comme il le dirait lui-même. La première salle de l’Espace à vendre, dont la vitrine encadrée de bleu de méthylène donne sur la rue Assalit, est massivement occupée par une accumulation de pare-chocs de voitures montée en une sphère de 2,5 mètres de diamètre. « Bump it up est une sculpture que j’ai réalisée pour la première fois en 2023, lors de la résidence Mi Project en Corse, à l’invitation de David Raffini et Sarah Lanos. Je l’avais réalisée dans les ateliers des Charpentiers de la Corse, et celle installée ici répond aux mêmes principes techniques. » La structure, dont on devine les tenants en s’en approchant, fait apparaître des vides et figure en secret un corps stellaire. « Ce sont des pièces de charpente mises en quartier et fixées ensemble, comme une orange. La forme courbe des pare-chocs vient épouser la structure en superpositions et agencements, pour figurer une forme patatoïde, un globe terrestre. Ces éléments ont une capacité évocatrice dans l’inconscient des visiteurs… Par association d’idées, certain.e.s m’ont dit avoir l’impression que l’ensemble était susceptible de bouger ou de se déployer comme un Transformer géant. »
Pour la série des Avatars – des feux automobiles fondus dans un four à forte température –, la démarche est similaire : « C’est important pour moi de récupérer des matériaux et d’en faire un langage plastique. Chaque élément devient un élément pictural à part entière, constitutif de la forme finale. » Agencés en tondo, les blocs optiques de voiture quittent leur transparence et dégoulinent en pièces de viande, offrant une interprétation nouvelle et réveillant des teintes chair.
Une rencontre entre l’attendu et le réel
Qu’il s’agisse de récupération de matériaux ou d’éléments d’atelier, tout répond à une forme d’autosuffisance, où le gâchis de la matière est proscrit : tant pour l’aspect environnemental des choses que par l’intérêt que suscite toute nature d’objet ou d’œuvre en cours, encore capable de donner quelque chose, prête à être métamorphosée pour révéler des résidus ou des variantes de ressources. Ainsi, une nouvelle série est le résultat de la précédente, un procédé en appelle un autre. Les gestes du processus conditionnent la réalisation de ses œuvres, « mais jamais de façon identique, même si le geste est répété. Il y a toujours une singularité, une différence, et finalement une unicité. » Oui, Cédric Teisseire peut vous dire les yeux dans les yeux que c’est toujours différent mais pareil. Il faut reconnaître qu’il a tout de l’animal créatif, capable d’adaptation à son milieu, assidu et décidé. Peut-être même est-il susceptible à son milieu. En interview ou dans des textes, il reprend volontiers la définition de cet auteur américain cynique et méconnu, Ambrose Pierce : « Peinture : Art de protéger les surfaces des intempéries tout en les exposant à la critique« . Cette prise de distance relève du décalage, d’un retournement. C’est ce que raconte le titre de cette exposition, Pièces détachées, où il adopte une posture en recul, un détachement face aux principes de la peinture, où les objets sont détournés, détachés de leur fonction première. En vrillant l’usage, il opère une rencontre entre l’attendu et le réel.
Ainsi de ces deux kayaks, l’un plié et suspendu à un fil comme une langue souple, Palindrome (kayak), l’autre fièrement dressé telle une aiguille de boussole hors norme magnétisée vers son pôle, Azimut. Tous deux sont rehaussés d’un geste de peinture. « Je trouve celui-là particulièrement beau parce qu’il est d’un blanc nacré, comme un os de seiche. J’ai peint le nez avec une peinture intense« . Pour le second, le geste pictural reprend un procédé qu’il emploie notamment dans la série 7e continent. Il pose un bouchon de bombe aérosol sur le support et peint autour, en le déplaçant légèrement entre chaque changement de teinte. Le halo blanc est alors finement bordé de contours colorés, marquant l’amorce d’une brume déposée en pluie. « On voit apparaître un paysage – un œil, un soleil… – alors que c’est très concret. J’essaie toujours de trouver la limite dans mes peintures : ne pas faire paysage et mettre en rapport deux ou trois gestes. Finalement, il y a toujours quelque chose qui apparaît, parce que le cerveau veut voir quelque chose. On fait spontanément référence à ce qu’on a déjà vu quand on se trouve devant des formes. »
Pour Teisseire, ces embarcations aux douces lignes qui marquent l’espace d’exposition de leurs massives constitutions font référence à deux artistes, « notamment à Peter Doyle qui a souvent peint des canoës« , leur faisant quasiment barrer la toile de leur présence d’une teinte unique et vibrante. « Je pense aussi à Richard Nonas qui fabriquait ses propres canoës« . Cet ancien anthropologue titrait l’une de ses expositions en 2000 à New York : A Ghost in Every Kayak (Un fantôme dans chaque kayak). Cet esprit contenu dans le canoë même est l’héritage de pratiques anciennes, destinées à se fondre dans l’élément ou pouvoir s’y confronter. Cédric Teisseire décrit ce que les canoës à fond plat ont permis, à l’époque du Solutréen pour chasser à des milliers de kilomètres alors que l’Europe vivait une période glaciaire, aujourd’hui encore au Québec où lors de l’amorce du printemps, dans le Saint-Laurent en débâcle, des équipes se confrontent tantôt glissant sur la glace, tantôt navigant… Il décrit cette inventivité « fascinante » et insiste sur la performance physique, le dépassement de soi.
« Ce qui m’intéresse, c’est la picturalité des choses«
Finalement, ce sportif amateur de reliefs et d’eaux, et maître de la matière, impose le même dépassement aux objets inertes qu’il emploie. Tu es pare-chocs, tu deviendras sphère. Tu es phare de voiture, tu deviendras chair. Tu es kayak, tu deviendras langue. Tu es mousse d’emballage, tu deviendras support. Tu es peinture, tu deviendras matière (et inversement) : « Toutes mes œuvres ont à voir avec la peinture ou le dessin. Ce qui m’intéresse, c’est la picturalité des choses. » Les mousses de transport – elles protégeaient des œuvres de Kandinsky et allaient être jetées avant qu’il ne les récupère – rehaussées de peinture à l’aérosol et enduites d’encre d’imprimerie inventent des vues « dystopiques et fantomatiques« . Cette série est titrée 7e continent, « en référence à ce continent de plastique qui flotte quelque part dans le Pacifique. J’ai laissé couler de la peinture directement du pot. À la chute des gouttes de peinture, j’observe comment les choses réagissent, je conduis mon geste. Et le choix du sens d’accrochage va figurer ce que je veux que ça produise. Là, on peut imaginer des fonds sous-marins, avec le soleil vu à travers la surface de l’eau, et puis des concrétions, des coraux qui auraient été rongés par la pollution… » Certaines œuvres révèlent des atmosphères brumeuses, à la Turner. « Quand il a peint certains paysages à Londres, c’était après qu’une éruption volcanique en Islande ait couvert l’Europe d’un épais nuage. Ça a provoqué un refroidissement, une période quasi glaciaire. Dans ce brouillard permanent, il a peint des couchers de soleil que je trouve fascinants.«
Cette adaptation aux éléments et les événements climatiques historiques interviennent dans l’œuvre de Teisseire « de façon sous-jacente« . Un petit carré imparfait de mousse, Le secret des banquises, fait partie de la série Le 7e continent. « J’ai imprégné un bloc de mousse de peinture aérosol. On dirait un morceau de glace, de banquise, un fragment qui se serait détaché » et qui charrie les vestiges des temps passés, marquant les effets néfastes de l’intervention humaine.
« Mon idée est que la peinture se montre et s’autodétermine«
Jusqu’ici tout va bien, mais comme pour éprouver notre marche tranquille, la scénographie développe une sorte d’ambiguïté spatiale et même paysagère : d’abord cette sphère géante plantée dans un espace à peine plus grand que son propre volume, et puis un câble tendu au kayak qui divise l’horizon, ou encore ce tuyau au sol, Rattlesnake, qui entrave le passage et dont le mouvement autonome évoque une présence sauvage et incontrôlée. « C’est un tuyau d’arrosage posé au sol, relié à une pompe qui le remplit et le vide d’eau, en séquences. L’œuvre s’autodessine et s’autodédessine« , invente-t-il. « Mon idée est que la peinture se montre et s’autodétermine. Je crée donc des conditions pour que des événements se produisent. » Parmi les conditions pour qu’un événement advienne règne la chute. L’attente peut alors s’avérer de nature généreuse et surprenante, littéralement hors cadre quand il inondait de grandes surfaces d’une laque déposée en excès, comme dans la série Saw City Destroyed Same ou Alias, dont une qu’il réalisait en 2006 au Confort Moderne. L’œuvre titrée Fragments du Confort Moderne « forme un lien entre cette ancienne série et ce que je fais actuellement. J’avais réalisé une peinture murale de 6×4 m, en faisant couler directement sur le mur à l’aide d’une seringue des lignes parallèles de glycéro. Je propulsais une dose de peinture, elle coulait jusqu’au sol, saturant le mur de lignes colorées. À la fin de l’exposition, les régisseurs ont passé deux jours à gratter le mur et ils m’ont renvoyé les copeaux par colis ! Je n’avais jamais vu ces chutes auparavant… Après quelques tentatives, je les ai finalement encapsulées dans du plexiglas. Et c’est là où la gravité me rattrape encore : un vide s’est dessiné par manque de pression entre le plexiglas et le bois. Les copeaux se sont auto-organisés. »
Difficile de ne pas jeter un pont entre la description de cette œuvre et les principes de fonctionnement de La Station, artist run space qu’il a cofondé en 1996 et qu’il dirige depuis. En créant La Station, il s’agissait pour les artistes résidents d’œuvrer ensemble, en autogestion. Ces copeaux colorés auto-organisés figurent ces humains artistes auto-organisés qui vivent ensemble bien au-delà de leur temps de pratique et qui optent pour un croisement de spontanéités, en jouant le jeu à l’intérieur du cadre. C’est d’ailleurs avec 10 artistes de La Station qu’il retournera en Corse cet été, pour une résidence collective cette fois, invités à accompagner artistiquement la réhabilitation de sentiers et patrimoines ruraux, toujours avec le dispositif Mi Project. Une promesse de métamorphose, encore.
Pièces détachées, jusqu’au 21 sep, Espace à vendre, Nice • Exposition collective du FRAC Sud, jusqu’au 1er sep, Less is more, Bonisson Art Center, Rognes • Space Oddity, 7 sep au 16 oct, Galerie Ulrich Mueller, Cologne, Allemagne. Rens: espace-avendre.com
photo Une : Bump it up, Espace à vendre, Nice, 2024 © Cédric Teisseire