Aux confins du trait et de la couleur

Aux confins du trait et de la couleur

Des profondeurs du château Grimaldi jusqu’à ses étages, le noir et blanc du dessin s’écoule, avant que la couleur n’explose à son sommet, en compagnie de Claude Viallat, à l’occasion d’une traversée artistique qui célèbre 80 ans d’Union Méditerranéenne pour l’Art Moderne. Visite.

Quinze dessinateurs font écho à la figure majeure du groupe Supports/Surfaces et s’organisent à l’ombre des sentinelles de bronze de Christophe Charbonnel, qui veillent de leur autorité sombre sur des étincelles de braise et de cendre. Dessins surgis d’un ciel, d’un ventre ou d’ailleurs, ils écrivent les contours du temps, quand, à l’origine, ils ne sont que flèches, traits et découpes, avant de s’adoucir dans la rondeur. Puis vient plus tard une seule incision, dans la chair du sang et de la couleur. Comme un nuage dans ce récit, une transition : un glissement en rouge et blanc, avec la peinture de Sourav Chatterjee, tout en drapés transparents, dans la douceur des visages qui s’éteignent sous un ciel de sang.

Dans le sous-sol, tels des diablotins malicieux, oursons en peluche et petits bonhommes mènent leur danse joyeuse en noir et blanc, dans un petit monde éloigné de ce qui se joue plus haut. Tel est le paradis du dessin pour Moya, dans son origine du monde. Au rez-de-chaussée, voici Agnès Jennepin : elle peint, magiquement, dans la nuit, le velours des plumes cotonneuses, le rêve d’un envol. Il n’en subsiste que, dans un éclair blanc, les ailes amputées du désir, magnifiées dans l’éternité de l’instant où l’image se fige dans l’absence d’un corps et d’un ciel.

Plus haut, les fils du noir et du blanc s’entremêlent pour d’autres histoires, celles qui remontent des failles de l’enfance et font jaillir, dans la trame du dessin, ritournelles, comptines et contes, entre acidité du rêve et suavité du cauchemar. Audrey Quittet et Corinne Battista s’exercent à ce jeu dangereux, tandis que Victor Soren, dans une suite intitulée Anatomie de la rupture, nous enferme dans un enchevêtrement de poupées de chiffon et de monstres, pour un monde sans âme. Sans doute celui du geste rageur de Nasica, quand il restitue les rumeurs de la rue et de la foule, tout ce qui se coagule dans la silhouette d’un animal écorché, pareil à une crucifixion. Et bien sûr, Franta : le corps à corps amoureux ou guerrier, tout ce qui se joue dans l’incertitude de soi et de l’autre, dans le feu du désir, l’angoisse du silence ou la solitude au monde. Nul autre ne sait aussi bien traduire les flammes de la passion ou de la douleur.

Puis Charbonnel et ses cuirasses de glaise coulées dans le fer. Graves, elles semblent veiller au-delà des siècles sur l’éternité. Sans doute protègent-elles les tréfonds charbonneux du dessin pour mieux laisser advenir un ciel lumineux et la promesse de couleur que nous réserve Claude Viallat. Mais celui-ci, à l’instar des grands peintres, renverse la table. Tout là-haut, il nous accueille dans une salle aux tranquilles dessins colorés, tels que nous les connaissons, ponctués de ces signes identiques – osselets ou haricots – qu’il décline depuis des décennies. Mais, à côté, couleurs et formes se dissolvent dans le monochrome du noir et du blanc. Plus loin encore, il en exhibe les déchirures ou les organise en bas-reliefs. Formes et couleurs se cherchent, crient, s’épousent dans un geste sauvage. Songeant aux derniers Picasso, je lui parlais de cette radicalité soudaine. Il me dit : « Vient un moment où il faut encore déconstruire, mais après on ne peut plus revenir en arrière, au risque de ne faire que du joli. »

Jusqu’au 16 fév, Château-musée Grimaldi, Cagnes-sur-Mer. Rens: cagnes-sur-mer.fr

photo : vue de l’exposition © Ville de Cagnes-sur-Mer