Edmond Baudoin : « Il faut faire l’inventaire des vivants »

Edmond Baudoin : « Il faut faire l’inventaire des vivants »

Il est des personnes qui vous accompagnent depuis de nombreuses années. Parce qu’ils portent sur la vie un regard singulier, parce qu’ils ont l’art de vous toucher, parce qu’ils donnent des couleurs au noir et blanc. L’auteur et illustrateur Edmond Baudoin a levé le pinceau pour nous.

Laurence Fey : Si le Corona n’était pas passé par là, 2020 aurait dû être l’année de la BD… Quels ont été les impacts sur votre métier ?

Edmond Baudoin : Tous les projets ont été reportés. Et j’avais un grand nombre de petits et grands projets devant moi. Parmi les grands projets, au printemps dernier, je devais me rendre en Syrie à Alep, afin de rencontrer les Chrétiens d’Orient… C’est reporté, sans autre perspective. J’aurais dû être au Chili avec des lycéens de Grenoble, sur l’Altiplano, au cœur de la cordillère des Andes, notamment afin d’observer les étoiles. Ce projet est reporté en février.

Enfin, durant les deux mois d’été, je devais partir avec Troubs(1), pour rencontrer des femmes Inuits qui font des choses tellement belles. C’était un projet de livre à 4 mains, financé par le Centre national du livre (CNL). Nous  irons donc, je l’espère, en novembre et en décembre. À cette époque, il fera nuit, mais ce n’est pas un souci, je n’y allais pas pour me balader, mais pour échanger et travailler avec ces dames. Maintenant, tous les projets vont se tamponner avec ce qui était déjà prévu !

À ce propos, comment avez-vous vécu l’épisode confinement ? Forcément propice à la réflexion ?

Habituellement, je suis en mouvement. Je vis à Paris, l’été je reviens 2 à 3 mois dans le sud, et sinon je m’envole de l’autre côté de la planète. Quand j’ai senti que la situation devenait tendue, et avant que les routes ne soient bloquées, j’ai pris ma voiture et j’ai rejoint une amie dans le Tarn qui vit proche de la nature. J’ai travaillé la terre, comme un paysan. Puis je suis parti marcher dans la montagne. Je n’ai donc pas été très confiné.

Durant cette période, il s’est passé quelque chose de très important. Tout cela fait réfléchir sur la vie et devrait nous faire réfléchir doublement à l’écologie. La pandémie, c’est juste une petite bousculade par rapport à ce qui va arriver. C’est un coup de boutoir pour nous avertir. Des choses bien plus graves vont se produire dans notre environnement. Il ne faut plus vouloir consommer à tout prix. Je voyage, oui bien sûr, mais je n’achète plus rien, à part des chaussures et des pantalons, et je ne vais pas en user beaucoup ! Je n’ai presque plus rien à dépenser vu mon âge.

Il faut tout mettre à plat, se servir de cet épisode pour ne pas revenir en arrière comme des fous.

La culture en a pris un sérieux coup…

Oui, par exemple certaines petites librairies vont mourir et c’est bien embêtant. Les grands festivals, même comme celui du livre à Mouans-Sartoux, vont devoir se repenser. Il faut revenir à un temps où les choses étaient petites, même pour la Bande Dessinée. Faire de petits journaux, simples, de quartier, parler des gens qui sont autour de nous, les questionner… Il faut faire le portrait de vieux qui vont disparaître. Et celui des gens pas importants, qui sont devenus importants et le seront demain.

À Nice, en se promenant, on voit souvent des vieux qui regardent la mer. Ils ne sont pas tous riches, ils sont là pour le soleil en hiver. Un jour, je participais à un festival du livre dans le nord de la France. Là-bas, j’ai rencontré des romanciers aujourd’hui oubliés, des auteurs de romans policiers, d’anticipation. Les projecteurs n’étaient plus sur eux.  J’ai découvert qu’ils habitaient tous sur la Côte d’Azur. Il y a sur la côte des vieux éléphants qui ont des choses extraordinaires à dire. Ça donne envie d’interviewer les vieux assis sur les bancs de la Promenade des Anglais.

J’ai fait ça avec mon amie du Tarn. Je lui ai demandé de prendre des photos des vieux, des jeunes du coin, des paysans, de les prendre en photos, de m’envoyer ces photos, j’en fais des portraits dessinés. Ensuite, elle pourra les afficher dans la bibliothèque, ou la boulangerie avec ce qu’ils ont envie de dire sur la vie…

C’est un travail que vous allez poursuivre ailleurs?

Je vais faire un journal dans la banlieue de Périgueux. Je vais demander aux gens ce qu’ils pensent, faire leurs portraits, je vais collecter leurs raisons de vivre. Il faut faire un inventaire des vivants. C’est quoi la vie quand il n’y a plus de culture ? Où en est notre monde ?

Même les insectes disparaissent ! Nos cigales ! Je les dessine, je fais le portrait des choses qui s’en vont. C’est drôlement nécessaire de garder le plus possible de souvenirs. Ça confirme l’importance de ce qu’on à faire aujourd’hui.

Vous pensez faire cet inventaire sur votre propre travail ?

J’ai donné tous mes originaux à la ville d’Angoulême. En mars 2021, la ville me fête, je serai presque en résidence. Cela va ouvrir plein de portes, quelque chose d’énorme, avec des danseurs, des conférences, des musiciens… Dans l’immédiat, le dernier livre dont j’ai fait la couverture sort le 18 juin(2) et le même jour, je pars vers Lisbonne pour une exposition !

(1) Pseudonyme de Jean-Marc Troubet, illustrateur et auteur de bande dessinée, et complice artistique d’Edmond Baudoin. Ils sont les co-auteurs de Viva la vida et Le goût de la terre, édités par L’Association.
(2) Les Sentinelles, chroniques de la fraternité à Vintimille, de Teresa Malfeis et Aurélie Selvi, chez Max Milo. Voir article Les indociles de la fraternité, 17 juin 2020.

Les engouements d’Angoulême

Principal festival de bande dessinée francophone, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême se déroule tous les ans en janvier depuis 1974. La 48e édition de ce festival se tiendra en janvier 2021. Edmond Baudoin a reçu 3 prix lors des éditions précédentes : celui du meilleur album pour Couma acò, meilleur scénario pour Le Voyage et meilleur scénario pour Les Quatre Fleuves, en collaboration avec l’écrivaine Fred Vargas.

Edmond Baudoin, c’est aussi…

… des albums de bande dessinée, autobiographiques, en solo, ou d’autres en collaboration, comme avec l’écrivain Jean-Marie Le Clézio, le mathématicien Cédric Villani…
… des collaborations avec l’éditeur japonais Kodansha…
… des œuvres biographiques sur Picasso, Dali, l’abbé Pierre…
… trois ans d’enseignement artistique à l’Université du Québec…
… des œuvres engagées comme le livre Méditerranée
… des œuvres liées à ses nombreux voyages comme La Mort du Peintre
… des œuvres liées à sa passion pour la danse comme Le corps collectif, danser l’invisible
… un film de Laetitia Carton, Edmond, un portrait de Baudoin

(illustrations : 1 – Edmond Baudoin © Thomas Salva / 2 & 3 – dessins d’Edmond Baudoin)