Non-essentiel, donc indispensable

Non-essentiel, donc indispensable

En l’espace de quelques mois, nos vies ont été bouleversées à des degrés plus ou moins forts selon nos activités, nos croyances, nos modes de vie. Il aura fallu une menace invisible à l’œil nu, insidieuse, impalpable pour faire basculer les individus dans un questionnement face à l’organisation de notre société. Car à chaque étape d’une évolution guidée par des statistiques, chacun de nous se trouve confronté à une remise en cause personnelle de ce qui constitue son propre socle de valeurs. Celles-ci ne cessent de voler en éclats. La dernière illustration de ce phénomène apparaît dans le fait de se demander, puis de poser dans un cadre légal, ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas.

Depuis mars, nos espaces de vie ne cessent de se réduire, limitant non seulement nos déplacements, mais aussi nos activités désormais soumises à des décisions administratives. Jamais nous ne nous sommes sentis aussi peu libres. Jamais des sentiments d’injustice et d’incompréhension n’ont semblé aussi forts. De nouvelles règles édictent régulièrement les fondements de notre quotidien provoquant parfois la stupéfaction comme la lecture d’un décret où apparaît comme indispensable le « commerce de détail de matériels et dispositifs de vapotage », alors qu’il n’est pas possible de pratiquer une activité sportive.

Pour ce second acte du confinement, une frontière toujours plus infranchissable semble séparer le travail productif lié aux objets et le travail créatif lié à la personne, gommant d’emblée l’idée que le second puisse être tout aussi indispensable que le premier. Le restaurateur déploie des trésors d’ingéniosité pour proposer sa cuisine dans un lieu qu’il a imaginé et aménagé : il ne produit pas à grande échelle, mais apporte des moments de satisfaction aux papilles et autorise la convivialité qui permet d’échanger en famille ou entre amis sans surveiller le four ou les casseroles. Le professeur de danse ne produit pas que des Étoiles, l’enseignant de judo ne fait pas que des champions, mais ils apportent aux enfants de l’assurance, le goût de l’effort, la satisfaction de la réalisation. L’acteur ne produit pas de biens matériels ; bien mieux, il offre de l’émotion, nous fait rire, nous excède, nous plonge dans des vies que nous n’aurons jamais.

D’emblée, tous ces individus voient leur activité frappée du sceau de facultatif, dont on peut se passer, rayant un peu facilement au passage tous les efforts qui leur ont été nécessaires pour parvenir à la réalisation de leur projet. Alors pour survivre et parce que la créativité est dans leur ADN, ils nous proposent de livrer un repas, suivre un cours devant la télé ou partager une vidéo sur le net. Et l’on adhère par solidarité, pour montrer qu’ils ont de l’importance à nos yeux, que leur activité nous est utile, même si rien ne vaudra un moment partagé « en présentiel ».

Aujourd’hui, j’écris cet article qui n’est pas essentiel, mais qui pourtant m’est indispensable, car il me relie à celui qui le lit ; il m’ouvre sur le monde tout en m’obligeant à une réflexion non-essentielle pourtant indispensable qui permet d’exister.

(photos : 1- Lampe dans le ciel (photo complètement inutile et poétique, donc essentielle !) / 2- Statue, Bambous du Mandarin, Montauroux)