Regarde les hommes tomber

Regarde les hommes tomber

Avec Frères Soleil, Cecilia Castelli signe une magnifique tragédie sur fond de secrets familiaux. Sous le soleil de Corse exactement.

C’est l’histoire de Rémi, Christophe et Baptiste. Un cousin et deux frères. C’est une histoire qui commence sur une plage éclaboussée de soleil. Normal, pourrait-on croire, pour une histoire qui se passe en Corse. Rémi, c’est le pinzutu, le continental qui revient chaque été avec sa mère sur la plage de Cupabia pour retrouver sa famille. Une période estivale bénie pendant laquelle personne n’évoque les drames passés : « On les laissait entre les murs, les habitations au centre des villes. Les terreurs nocturnes, les cauchemars répétés, les douleurs puissantes tenant au corps. Effacés, éloignés. »

Parce que ces enfants qui jouent entre mer et montagne portent le poids de ceux qui les ont précédés. Ou plus exactement de celles qui étaient là avant eux, car cette histoire d’hommes est aussi une histoire de femmes. Il y a la tante Gabrielle qui rêve que les matins ne se transforment jamais en nuits pour ne pas rêver de son père assassiné, il y a Martine, la mère qui a quitté l’île pour ne pas subir, parce qu’elle était « faite pour autre chose« , il y a la signadora, Maria-la-folle, qu’on dit sorcière redoutable…

Pendant que les femmes vieillissent, les garçons grandissent et choisissent. Rémi fait des études de médecine à Marseille, tandis que Christophe et Baptiste sur l’île, sont d’abord vaguement entrés dans une entreprise amie, puis au service d’hommes en treillis qui conduisent des engins bruyants sur terre et sur mer et élaborent des « projets », qui nécessitent de faire disparaître des véhicules dans le maquis…

La force du roman de Cecilia Castelli, outre une écriture précise, délicate et tranchante à la fois, repose sur une construction subtile qui revient sur les secrets anciens pour mener inéluctablement au drame moderne. Et comme toutes les tragédies, celle-ci se noue lorsque l’un des hommes tombe amoureux : « Longtemps, Baptiste a tenté de dissimuler le carnage. Ne pas aimer une fille de l’île. Mais d’autres langues ont parlé à sa place. »

Après Mollusque (Éditions Le serpent à plumes), son premier livre aussi drôle que noir, Cecilia Castelli signe avec Frères Soleil un magnifique roman sur la famille, le passage à l’âge adulte, les choix, les blessures. Et le silence.

« Entre eux, l’amour existe. Un lien familial insubmersible. Les frangins dissipés le protègent malgré tout. Ils ne lui veulent aucun mal. Ils tentent l’instruction, l’inclusion dans le clan. Le jeune Rémi qui n’est pas leur frère partage quelque chose qui leur appartient quelque part près des racines. Cet autre qui vient du continent a le droit de loger ici. Il connaît le secret de la terre et de la mer. Le coin perdu après les arbres.« 

Extrait de Frères soleil, Cecilia Castelli 

Trois questions à Cecilia Castelli

La première phrase du livre « Se souvenir des fougères« , magnifique, a une signification particulière en Corse. Peux-tu nous en dire plus ?

« Un ti scorda di a filetta » : n’oublie pas la fougère. C’est une expression qu’utilisaient les anciens en Corse lorsqu’ils voyaient la jeune génération partir sur le Continent ou sur des terres plus lointaines. Ils leur rappelaient ainsi de ne jamais oublier leurs racines. La fougère, c’est ce qui retient Rémi, comme une plante vivante, vivace, solidement attachée au sol sur lequel elle se développe. C’est l’attachement au passé aussi, comment s’en défaire lorsque les racines sont si profondes ? Dès le début, il est question de souvenirs. Il y a tout ce que l’on veut garder de beau, mais lorsque l’on creuse un peu, que déterre-t-on ?

Cette histoire familiale, passée et présente, possède plusieurs points de rupture, mais semble converger vers cet instant où tout bascule. Il semble que la vie se partage entre choix et silence…

Il n’y a pas vraiment de choix, si j’ose dire, entre choix et silence. Dans cette famille, le silence s’impose. Se transpose aussi de génération en génération. Ce ne sont pas des gens qui parlent, ce sont des gens qui agissent. C’est un ordre établi. On se tait, tout se fait dans l’ombre, et au soleil, si puissant sur l’île, on fait semblant de briller, de penser à autre chose. Il y a un contraste important entre l’être et le paraître. On peut chanter devant les uns et tuer devant les autres. On peut rêver de modernité et défendre les traditions. Mais même lorsque l’on chante, même lorsque l’on rêve de modernité, il y a toujours une nostalgie et une souffrance indicibles.

Frères Soleil parait très différent de Mollusque, ton premier roman. Mais pour moi ce sont deux romans qui parlent d’aliénation. Dans Mollusque on assiste au basculement (hilarant) d’un homme dans la folie, dans Frères Soleil, l’insularité semble un enfermement…

Oui, le traitement narratif est très différent. Dans Mollusque, le protagoniste s’exprime en son propre nom, ce qui donne un langage haut en couleur et proche de l’oralité, comme une confidence au lecteur. On plonge avec Gérard, cinquantenaire goulu, grand amateur de fruits de mer, dans un monde en pleine crise puisque les personnes qui lui sont le plus proches se transforment les unes après les autres en créatures marines. Il y a évidemment une explication à cela, mais Gérard, voyant peu à peu son meilleur ami Patrice s’éloigner de lui en se métamorphosant jour après jour en bigorneau, préfère le relâcher à la mer, ce qui lui semble au final plus poétique et moins cruel. Dans mon second roman, Frères soleil, où l’on suit trois générations d’une même famille, le récit alterne passé et présent, sans forcément suivre un ordre précis, mais justement j’ai voulu montrer ici les liens qui se nouent inéluctablement entre chaque personnage, entre leurs différents destins qui conduisent malgré tout à l’événement final, à la manière d’une tragédie antique. Nul n’échappe au fatum. Ce qui a été fait se refera encore. Et l’insularité, bien sûr, permet cela. Dans ces deux textes, le changement paraît impossible. C’est ce qu’on redoute le plus. Et lorsqu’il se produit, en dépit des résistances premières, il mène les hommes droit à la folie.

Frères Soleil
Cecilia Castelli
Éditions Le Passage