07 Mar [Spécial femmes] Marie-Pierre Genovese, la liberté dansée
Marie-Pierre Genovese est une danseuse et une chorégraphe atypique. Elle enseigne, elle crée, elle interprète avec une énergie rare qui constitue sa « signature ». Cette adepte de la technique classique a transgressé tous les codes, dansant avec ses tripes, mixant classique, contemporain, urbain, jazz… C’est une vie entière de rencontres qui lui a permis de posséder une telle palette et qui donne autant de liberté et de sensibilité à sa vision de la danse.
Tout n’a pas été facile pour cette femme opiniâtre d’origine calabraise, obsédée par la perfection, qui dans son jeune âge fut forcée d’aller à contre-courant, se fermant ainsi des portes. Au cours de ses années de pratique, son approche de la danse a toutefois beaucoup évolué : elle fait moins appel à la souffrance, quoique… Elle ne regrette que le sectarisme qui aujourd’hui, très souvent encore, éjecte des réseaux officiels ceux qui disent ce qu’ils pensent avec leur corps, comme elle. Une rebelle pour certains, un petit génie pour d’autres, un grand cœur surtout… Nous avons rencontré cette femme qui, loin de toute idéologie radicale, a su incarner grâce à la danse ce qu’est la liberté !
Les débuts
Marie-Pierre Genovese a vécu à Cluse, une ville de la vallée « coincée » entre Chamonix et Annecy, en Haute-Savoie. Ses deux parents sont issus d’un milieu modeste : un père travailleur en usine et une mère employée de mairie. Elle a toujours été à l’école publique, en ZEP les premières années puis dans un collège de “quartier“, grandissant de fait dans un métissage de cultures. Dès l’âge de 6 ans, elle s’inscrit dans une école de danse, une MJC qu’elle fréquentera jusqu’à ses 18 ans, avec le même professeur. Immergée dans tous les arts, car c’est le propre d’une MJC de tisser des liens, elle connaîtra les tout débuts du Hip Hop, y découvrira les Arts Plastiques, la Musique, l’Harmonie. « Il m’arrivait beaucoup de danser avec les musiciens… » Ce n’est qu’à sa majorité qu’elle intègre un Centre de formation privé pour la Danse. Elle enchaîne les stages, rencontres d’autres pédagogues et maîtres, puis part à Lyon afin de pratiquer quotidiennement son art, avant de « monter » à Paris pour 3 ans. Marie-Pierre Genovese n’a pas été bercée dans le milieu culturel, c’est juste un véritable besoin de danser qui a guidé ses pas…
Le « classique »
La danse classique est « l’amour de sa vie« , souligne-t-elle, et l’histoire dure encore. Elle reconnaît avoir eu la chance de rencontrer des maîtres, des gens qui comprenaient ce qu’était une véritable technique et un véritable outil pour pouvoir grimper le plus haut possible, sans pour autant enfermer les danseurs. Elle est plus réservée sur la danse contemporaine, sur laquelle elle a des doutes quant aux formations spécifiques : « La formation concerne l’art du mouvement, donc l’art du corps, la danse classique, c’est véritablement le tronc de l’arbre. Ce n’est pas parce que tu fais de la danse classique que tu es danseur classique. Rien à voir… Tu apprends ce qu’on appelle la base du mouvement. » Pour elle, l’important est d’apprendre et de comprendre ce que l’on peut faire avec son corps. « Le classique est une base, mais avec la danse contemporaine il est plutôt question de déstructurer ces bases, avec un travail au sol et debout spécifique, qui se fait davantage dans le lâcher-prise, dans un déséquilibre qui constitue les fondamentaux du contemporain, comme en jazz d’ailleurs. Après, c’est le travail de chacun qui fait la différence, le tout est d’avoir une « boîte à outils » assez fournie et diversifiée pour avoir la palette d’expression plus large. »
Ayant grandi dans un quartier populaire, elle s’est également intéressée aux danses urbaines qui s’inspirent beaucoup des danses ethniques. Au sujet de ce mode d’expression, elle parle d’une autre identité de corps. Pour elle, la danse Hip Hop qui est une technique du « debout », est bien différente du Break Dance. Elle comptait notamment parmi ses amis, quelques breakers qui pratiquaient la barre classique, soulignant le fait qu’il est « important de savoir pourquoi on le fait et dans quelle optique on s’en sert« , d’après elle.
Sa pratique de la chorégraphie
Marie-Pierre Genovese a un rapport particulier à la chorégraphie. Au départ, elle ne voulait qu’interpréter, rentrer dans une compagnie, aller vers les plus « grands », quitte à s’incruster. « J’allais taper partout, j’allais de bon matin pour proposer de m’occuper de classes. Au final, j’ai eu quand même cette chance qu’on ne me dise pas « Bon ben, on vous remercie au revoir, ça ne peut pas passer. » Ce sont les rencontres qui l’ont guidée. « J’ai eu un parcours sinueux, mais en même temps beaucoup de chance« , notamment grâce au soutien des personnes qui ont croisé sa route, « avec qui j’ai beaucoup parlé, qui m’ont pris sous leurs ailes, qui m’ont sensibilisée. Elles estimaient que j’étais assez ouverte pour entendre beaucoup de choses, que cela me fasse plaisir ou pas d’ailleurs. Elles ne m’ont pas forcément épargnée, même si je n’étais pas toujours capable de l’entendre au moment où je les ai rencontrées. » Elle se remémore encore ces épisodes, « un peu comme un flash-back à l’aube de mes 40 ans… Si elle chorégraphie aujourd’hui, c’est en partie grâce à toutes ces personnes qui lui ont dit : « Il y a ça en toi, il faut que tu le saches.«
Mais tout n’a pas été simple ! Il fut un temps où Marie-Pierre Genovese était en pleine période de « rébellion », son crâne rasé détonnait avec les petits chignons bien faits des ballerines. Son obsession de la réussite et du travail, mais aussi son « décalage », son fort tempérament, rendaient impossible son évolution dans un groupe, d’après certains chorégraphes. Il est vrai qu’à l’époque, tout était plus rigide et codifié, alors que de nos jours elle ne rencontrerait pas les mêmes problèmes. « Je suis toujours arrivée au mauvais moment ! Aujourd’hui, si j’étais plus jeune et que je débarquais au Grand Ballet du Théâtre de Genève, je pense que j’aurais une chance d’être prise, parce que les profils se sont complètement transformés. »
Son rapport aux femmes dans la danse
Parmi les rencontres décisives qu’elle a pu faire, il y a eu beaucoup plus d’hommes que de femmes. Elle estime que « les femmes sont compliquées dans la danse… » Les femmes très « classiques » n’étaient pas « trop pour elle », elles avaient toujours un « petit truc » contre elle, sourit la danseuse. En fait, Marie-Pierre Genovese ne correspondait pas au profil de la « petite danseuse« , bien que tout à fait capable de s’y conformer. « On me faisait ressentir que la problématique venait de moi… Je pense que je me positionne autrement, parce que j’ai toujours eu ce côté masculin qui cohabitait avec mon côté féminin. »
La colère et la souffrance
La souffrance a « occupé » une grande place dans sa vie, comme chez beaucoup de danseurs d’ailleurs. Celle-ci a transformé son corps. Mais elle infléchit son point de vue, car de nos jours, on peut mieux l’expliquer et l’exprimer pour que chacun trouve sa manière d’utiliser son propre corps. « J’ai observé un parcours de réflexion et de questionnement sur moi. Une colère, forcément, ça vient de la souffrance, ça vient de plein de petites choses qui s’accumulent, qui s’additionnent. Je pense que j’ai toujours eu cette part de souffrance à l’intérieur et j’ai voulu me débarrasser de cette colère. Forcément au niveau du corps, de la santé, ça se ressent aussi… Ce n’est pas que dans la tête, c’est physique aussi. » Cette colère s’explique aussi par son parcours, sa volonté de réussir face aux portes qui se sont fermées. De fait, elle ne tenait pas en place, avait toujours ce besoin d’avancer, de tester, de s’adapter jusqu’à saturation pour aller encore ailleurs, certainement par besoin de confrontation. Auditionner, c’est difficile quand on travaille beaucoup, mais comme Marie-Pierre Genovese le dit, « c’est le lot de tous les danseurs« .
Puis elle avait ce côté pointilleux inhérent à la danse classique… Comme une obsession. Mais elle reconnaît avoir eu la chance « d’être entourée de danseurs qui ont dansé des choses extraordinaires et qui ont été adorables avec moi« . Pour elle, à ses débuts, réussir c’était entrer dans une très grande compagnie et danser pour un ou plusieurs sublimes chorégraphes. Mais elle ne s’était pas comprise elle-même, et a pris un autre chemin. Il faut dire qu’à l’époque, il n’y en avait qu’un seul envisageable… Alors qu’aujourd’hui, elle enseigne tous les possibles, tous les chemins pour parvenir à ce que l’on veut danser. « En fait, c’était ma personnalité quoi ! Je n’avais alors pas compris que je n’aurais jamais pu danser dans une compagnie, que je n’aurais jamais pu répondre tous les jours à un chorégraphe qui m’aurait dit : « Marie-Pierre, mets le bras ici ». Je pense que j’aurai tapé sur quelqu’un, en fait, et c’est ça qu’on m’a fait comprendre« . Cela ne correspondait tout simplement pas à son profil…
« Puis le chorégraphe Abou Laagra, lors d’une audition, m’a dit : « Quand je te vois faire ce que tu proposes… Tu as quelque chose… Ton corps a déjà une écriture. Qu’est-ce que tu fais là ? Je ne te prendrai pas. » J’étais avec un danseur du Ballet du Rhin, et il nous a dit à tous les deux : « Arrêtez. Suivez votre propre chemin ! Mais arrêtez d’écumer des auditions comme ça. Ça ne vous sert à rien. Vous vous faites du mal, alors que vous avez tout ». Ça a marqué la fin d’une période. Je me suis levée, et je lui ai dit merci. Il m’a répondu : « Ouais, à bientôt. Poursuis ta route, mais ne t’arrête surtout pas surtout“. Je lui ai dit : « Non je ne m’arrêterai pas. » Ce fut à la fois terrible et magnifique pour moi, parce qu’on m’avait quand même parlé. Alors que certains n’ont pas cette chance de rencontrer des mots. Des mots qui te donnent aussi une autre conviction !«
Assez de « conventions »
Marie-Pierre Genovese danse ce qu’elle ressent, mais « à l’heure actuelle, c’est parfois complexe, car il y a des choses qu’il faut aseptiser. Il ne faut pas trop convoquer d’émotions…” Dans sa démarche en franc-tireur, elle écrase les conventions et la « tartufferie » qui aseptise l’art. Elle estime que s’exprimer de nos jours est mal vu. On est très vite hors circuit en France, quand, comme elle, on bouscule les conventions. C’est très différent dans d’autres pays, où il est plus simple d’être programmé sans devoir passer sous les fourches caudines. La danse en France lui semble enfermée dans des familles, des circuits… Elle fustige les résidences « où l’on propose juste une sortie de résidence qui ne mène à rien. » Il lui semble que ce système finit par être un formatage pour pouvoir « convenir » au circuit, « ce qui est inquiétant pour la création et la liberté de celle-ci. C’est pour ça que j’essaie aussi d’intervenir et de danser dans des lieux autres que les scènes de théâtre. On peut parler bien évidemment de l’espace public, des galeries, des musées… Récemment, je suis allée dans le Verdon : il y a un public de danse là-bas, un public qui a vraiment envie. Ce jour-là, il y avait un orage, et j’ai pourtant eu deux jauges de plus de 100 personnes ! Ils sont venus en K-Way avec leur parapluie, mais ils étaient là… Et je me disais quand même : les gens se déplacent, ils ont envie, envie de voir« .
Les autres
Marie-Pierre Genovese a toujours été un boute-en-train, un zébulon, quelqu’un qui réunissait les autres. C’est peut-être pour cette raison que lorsqu’elle enseigne, il est hors de question que quelque chose vienne assombrir l’atmosphère. Une manière de retrouver l’ambiance de l’enfance : avec son père, éducateur de foot, qui était très généreux. Personne ne devait rester à ne rien faire. Il allait chercher les joueurs chez eux et les tirait du lit. Il travaille encore aujourd’hui et cherche des sponsors… Il n’a jamais lâché. Si dans sa jeunesse elle a voulu s’émanciper de cette ambiance, elle n’a jamais coupé ce petit fil, ce lien avec cette générosité et cette solidarité active. Elle se rappelle aussi de sa grand-mère qui lui faisait danser la tarentelle au milieu des Calabraises en disant : « Ça va faire passer le temps, parce qu’elle piaille trop. » Du coup, ça lui évitait de parler, à certains moments… « Rien n’est anodin, tout laisse des traces« , estime-t-elle. Tout ça lui a bizarrement donné un goût pour la vie en communauté, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’être une louve solitaire. Un paradoxe qui lui donne un charme fou…
Elle s’est longtemps refusée à vivre en couple, à avoir des enfants, pour réaliser son rêve et le danser, mais aussi en conscience, pour ne pas faire souffrir l’autre avec cette manière de voir les choses, de voir la vie. Puis une personne l’a fait changer… « J’ai rencontré quelqu’un qui est vraiment à mes côtés, c’est assez incroyable. Toutes mes croyances se sont quand même bien effondrées, mais c’est beau ! Comme quoi tout change, tu reviens sur ce que tu te disais… Après, je n’y reviens pas dans le sens où je me résigne, attention. J’y reviens avec bonheur, plaisir, en me disant que j’étais bien conne de me fermer à certaines choses… Il me fallait juste une personne qui me dise aussi : « Pourquoi ça t’empêcherait de faire ça ? D’être comme ça ? Pourquoi tu penses ça ?« …
Arrivée à la quarantaine, la voilà libérée de beaucoup de chaînes, de cette obsession permanente de perfection, d’être toujours irréprochable, de cette quête d’absolu. Une véritable victoire sur elle-même…
(photo : Marie-Pierre Genovese © Frédéric de Faverney)
Les femmes sont des actrices de la culture, qui reste un des meilleurs vecteurs pour lutter contre les violences qu’elles subissent et la régression de leur condition à l’heure actuelle. À l’occasion de la Journée Internationale pour les Droits des Femmes, retrouvez les portraits de quelques-unes d’entre elles ! Ci-dessous les autres textes de ce dossier :
Claire Bodin, porte-voix des compositrices oubliées
Maryam Rousta Giroud, le cinéma au féminin
Alice Guy, pionnière oubliées du 7e Art
Terasa Maffeïs, Ciao Bella Ciao
Ultra Panache… Ultra plastique
Comme un ovaire dans le potage