« Pour moi, l’art est le plus important »

« Pour moi, l’art est le plus important »

C’est au cœur de ses locaux niçois que la Villa Arson accueille en résidence des artistes afghans réfugiés, dans le cadre du Programme national pour l’accueil de scientifiques et d’artistes en exil, PAUSE, porté par le Collège de France, en partenariat avec l’atelier des Artistes en exil. Après l’interview de Mohsin Taasha, publiée en juin dernier, nous vous proposons de découvrir aujourd’hui l’entretien entre Éric Mangion, directeur du Centre National d’Art Contemporain de Nice, et Zahra Khodadadi, réalisé à l’occasion de la résidence de l’artiste à la Villa Arson.

Photographe et graphiste afghane, Zahra Khodadadi est diplômée de la Faculté des Beaux-Arts de Kaboul, Afghanistan. Elle a commencé à pratiquer la photographie de paysage et la documentation de rue en 2012 à partir de son environnement quotidien avec l’objectif de faire découvrir le style de vie des gens qui l’entourent. Son regard se porte notamment sur les familles qui s’efforcent de montrer l’importance de l’unité, l’égalité, l’identité de tous les membres, y compris des femmes et des enfants. Chasseuse d’instants, Zahra Khodadadi intègre également le graphisme à la conception de ses œuvres. Entre 2012 et son départ précipité de Kaboul pour la France en août 2021, son travail s’est essentiellement concentré sur des photos de familles qu’elle prenait généralement dans leurs habitations afin de révéler des moments d’intimité peu visibles du monde extérieur. Depuis quelques mois, son regard se porte désormais sur des voitures explosées dont elle collecte les images sur le web.

Éric Mangion : Vous avez travaillé entre 2017 et 2021 pour l’Organisation des Nations Unies sur un programme dédié à l’environnement (UNEP / ONU Environnement Program). Quel en était son contenu ?

Zahra Khodadadi : Le département où je travaillais, le Programme pour l’environnement des Nations Unies, a un rôle actif depuis 2002 dans la création de conditions environnementales pour un développement durable en Afghanistan. Ce programme cherche à développer la résilience et la durabilité environnementales dans tout le pays. J’ai également travaillé auprès de l’UNEP en tant qu’assistante au service de gestion des savoirs où mes responsabilités étaient la mise en page des publications, la gestion de leurs réseaux sociaux, la réalisation de photos et le tournage de films lors des événements, projets et missions en province.

Quand et comment avez-vous développé votre pratique photographique ?

J’ai commencé la photo en 2012 quand j’étais étudiante en design graphique à l’université de Kaboul. Après l’obtention de mon diplôme en 2014, il a fallu que je trouve un travail pour subvenir aux besoins de ma famille. Alors j’ai rejoint une organisation internationale appelée Im-passion Afghanistan (Enflammer l’Afghanistan) en tant que graphiste. Ça a été ma première expérience professionnelle, une expérience formidable parce que j’ai pu apprendre beaucoup de choses et pratiquer le design graphique, le système éducatif à l’université n’étant pas satisfaisant, sur le plan pratique, on n’y apprenait rien. Après ce premier emploi, j’ai travaillé pour le programme environnemental des Nations Unies. Pendant tout ce temps je n’ai jamais arrêté de faire de la photo, durant mes vacances, mes congés et les week-ends. En même temps que ma mission officielle, j’ai travaillé comme photographe free-lance auprès de beaucoup d’agences de photos et de journalisme. Je travaillais pour des organismes pour subvenir aux besoins de ma famille et pour acheter l’équipement dont j’avais besoin, mais quelle que soit la situation je n’ai jamais cessé de faire de l’art et de prendre des photos. Pour moi, l’art est le plus important.

Vous vous définissez comme une « artiste de rue » ? Que cela signifie-t-il en tant que photographe ? Cela vous situe-t-il comme une photographe documentaire ?

Pour être franche, je suis incapable de me définir moi-même ! Pour ce qui est de la photo, du graphisme, des films et des peintures murales, mon idée est de documenter et de révéler les problèmes et les réalités du peuple afghan. Je fais et je ferai tout ce qui est nécessaire à l’exploration de mes sentiments, de mes pensées et de mes convictions, peu importe par quels moyens et peu importe avec quel média ! C’est pour cela que j’aime l’art !

Vous avez très souvent photographié des familles. Pourquoi ce choix ?

Le projet des familles est un de mes premiers longs projets, démarré en 2019. Il a pris forme quand j’ai été séparée de ma famille pour des raisons de sécurité et pour des raisons pratiques liées au fait que je travaillais. Vivre seule pour une jeune femme célibataire n’est pas seulement un tabou, cela entraîne aussi beaucoup de difficultés. À ce moment-là, j’ai rencontré beaucoup d’autres filles et de garçons qui vivaient comme moi. La plupart de leurs familles avaient émigré depuis des décennies dans des pays voisins, mais elles et eux ont décidé de revenir seuls en Afghanistan pour y travailler et étudier. Mon attention a été attirée par ces photos de famille que l’on prenait couramment dans les dernières décennies après m’être rendu compte que dans beaucoup de familles cette culture avait été remplacée par des selfies individuels ou par des photos de groupes d’amis, et que même cela était en train de disparaître. Je me suis mise alors à réfléchir au sens de la famille, à ce que cela veut dire être ensemble, et comment les migrations, la guerre et la vie moderne affectent tout cela. De plus, mes expériences passées et ma connaissance de ma société ont fait que ce projet est devenu très important et très intéressant pour moi, car la société afghane, multiculturelle et multitraditionnelle, est en péril. À aucun moment la survie de qui que ce soit n’est assurée. Et donc, pour moi, ce projet est à la fois une production documentaire et une production artistique. J’ai essayé de photographier de manière très naturelle les vies de ces familles dans leur espace privé (chez eux) pour substituer à ce genre de photo une image artistique. Le plus intéressant, et en même temps le plus difficile, était de communiquer et de trouver des familles.

Pouvez-vous nous parler de cette photo très étonnante : Sans titre, 2016 (ci-dessus) ? On y voit une femme et sa fille courir dans un parc de jeux en plein désert ? On dirait une école abandonnée.

Oui, c’était mon premier voyage à Bamiyan où j’étais en mission (ma patrie, Bamiyan, se trouve dans les régions montagneuses du centre de l’Afghanistan, entourée par les montagnes du Kuh-e Baba et du Hindu Kush). C’est une des villes les plus vertes, les plus sûres et les plus traditionnelles de l’Afghanistan. La plupart des habitants de Bamiyan appartiennent à l’ethnie des Hazaras, et c’est un peu la capitale culturelle de l’Hazarejat. Bamiyan est connue comme étant le pays aux bouddhas. Les statues se trouvent dans des grottes anciennes où l’on vient prier. Malheureusement, en 2001, le gouvernement taliban a détruit nombre de statues de bouddhas, y compris deux des plus grandes sculptures au monde. L’endroit précis de la photo est le parc national de Bande Amir. Ce parc comporte six lacs incroyables et en été il y a beaucoup de monde, mais j’y suis allée pendant la période la plus calme. Il y avait juste une autre famille que l’on peut voir sur la photo. Les mouvements de la mère et de sa fille m’ont moi-même surprise quand j’ai pris la photo.

Zahra Khodadadi dans son atelier à la Villa Arson © Mohsin Taasha

À propos des Hazaras, on sait le martyre que ce peuple subit depuis des siècles en Afghanistan ou au Pakistan. Est-ce pour vous une façon de témoigner de cette souffrance ?

Le projet des familles inclut toutes les ethnies de l’Afghanistan. Bien que je sois une Hazara, mes travaux parlent de tout le monde.

Vous êtes une femme artiste. On imagine à quel point cela doit être encore plus dur d’exercer votre pratique en Afghanistan. Quels obstacles avez-vous rencontrés ?

Bien que l’Afghanistan soit un pays déchiré par la guerre et que la vie soit difficile pour tout le monde, dans les domaines de l’art et de la photographie c’est encore bien plus compliqué, surtout pour les femmes. Tout d’abord, l’insécurité est l’obstacle majeur pour toutes celles qui sont engagées dans un travail en dehors de leur maison et au sein de la société. Ensuite, en tant que femme, il m’a fallu avoir suffisamment de courage et de force pour travailler avec des hommes et contre une culture patriarcale et néfaste. Les défis que j’ai rencontrés en tant que photographe étaient de ne pas pouvoir participer à des jeux considérés comme des sports nationaux comme le Boz Kashi, le Sag Bazi, etc., parce qu’ils sont réservés aux hommes. Je ne pouvais pas rester dehors tard le soir. Il me fallait la plupart du temps trouver des amis pour que ce soit possible de faire de la photo ou d’autres activités comme la peinture murale. Je me suis faite agresser verbalement et physiquement plusieurs fois parce que j’avais un appareil photo. En plus de tous ces problèmes, l’absence d’une vraie galerie d’art, d’un espace de travail ou même d’un centre d’art stable et permanent pour mener nos activités et exposer nos travaux , nous a empêchés de travailler comme nous l’aurions voulu.

Cela fait un peu plus d’un an que vous avez quitté Kaboul par avion et dans l’urgence, comme des milliers d’autres Afghans et Afghanes. Dans quelles conditions s’est déroulée cette fuite ?

Nous avons pris un vol pour la France le 12 août 2021, soit trois jours avant la prise de pouvoir des Talibans. Nous n’avions jamais vraiment pensé quitter l’Afghanistan jusqu’à ce que ces derniers s’approchent de Kaboul et que les explosions deviennent de plus en plus nombreuses. Il nous a bien fallu faire quelque chose pour rester vivants. La situation à ce moment-là était extrêmement stressante parce que tout le monde était très inquiet devant les incertitudes. Il devenait de plus en plus difficile d’obtenir des visas pour tous les pays, le prix des vols augmentait et beaucoup de rumeurs circulaient. Ça a été un miracle pour nous de pouvoir obtenir en urgence un visa pour la France. Une semaine après nous avons pu acheter des billets. Quand nous avons trouvé un vol, et quand nous sommes arrivés à l’aéroport, tout le monde avait l’air inquiet et pressé de prendre l’avion. Pour moi, ça a été le pire jour de ma vie parce que le dernier où j’ai vu ma famille et mon pays. Et je ne sais pas quand ni comment je pourrai revenir et être de nouveau réunie avec les miens.

Avez-vous réussi à prendre des photographies de ces terribles moments ?

Non, je n’ai pas pu.

Avez-vous des nouvelles de vos proches restés sur place ?

Oui, j’en ai. Mes parents et mes frères et sœurs ont heureusement pu être évacués quelques semaines après la prise de pouvoir des talibans et maintenant ils sont sains et saufs hors d’Afghanistan.

Après avoir vécu quelques mois à Marseille entre août 2021 et janvier 2022, vous vous êtes installée à Nice avec votre compagnon, l’artiste Mohsin Taasha. Comment se passe cette adaptation et quel rapport entretenez-vous petit à petit avec notre culture ?
En fait, s’adapter à un nouveau système, une nouvelle culture et surtout une nouvelle langue, c’est compliqué et cela prend du temps, mais ce n’est pas un grand défi. Je suis heureuse qu’ici les gens soient libres et qu’ils aient le droit de faire ce qu’ils veulent et de croire en toute liberté. Maintenant je fais de mon mieux pour apprendre la langue et en même temps je me concentre sur mes projets artistiques.

Depuis quelques mois, vous travaillez sur des photos de voitures explosées. Pourquoi ce choix et comment s’effectue cette recherche ?

Il y a plusieurs raisons à ce choix. Tout d’abord, c’est une sorte de critique de l’absence d’un système de sécurité et de contrôle, et de manière générale, de tout le système du gouvernement afghan. Ensuite, j’utilise les voitures endommagées en tant qu’élément artistique à la fois pour documenter une situation et pour créer des œuvres d’art. Depuis deux décennies, en Afghanistan, de nombreuses attaques ou explosions ont lieu régulièrement. Tout ceci montre l’absence de tout système de sécurité et de tout système transparent et efficace de la part du gouvernement afghan. Dans ce projet, j’ai choisi des voitures endommagées parce que, d’une manière ou d’une autre, elles transportaient des matériaux explosifs (bien qu’il n’y ait pas de données précises là-dessus) ou parce que ces voitures ont été prises pour cible et ont explosé. J’ai fait une recherche sur chaque voiture pour essayer de savoir quand et où cela s’est produit, quelles personnes ou quels groupes en ont revendiqué la paternité, etc. Pour moi, l’événement n’est pas seulement un événement, c’est aussi ce qui éclaire les divers grands problèmes, les histoires ou la période. Comme vous pouvez le voir dans les œuvres, l’élément principal ce sont les voitures ; je veux qu’on remarque d’abord la forme abstraite de la voiture plutôt que l’histoire qui est derrière avec sa réalité, son atmosphère violente et sanglante, et qu’on remarque les détails et le descriptif, seulement dans un deuxième temps.

Traduction : Claire Bernstein

photo : Sans titre, 2016 (Bamyan, Afghanistan)

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