« Exprimer la violence et le sang versé par le peuple hazara »

« Exprimer la violence et le sang versé par le peuple hazara »

La Villa Arson accueille des artistes réfugiés cœur de ses locaux niçois, dans le cadre du Programme national pour l’accueil de scientifiques et d’artistes en exil, PAUSE, porté par le Collège de France, en partenariat avec l’atelier des artistes en exil. Arrivé en France en août 2021, après avoir fui son pays pour la deuxième fois, l’artiste afghan Mohsin Taasha y effectue actuellement une résidence de recherche, de création et d’enseignement. Nous avons aujourd’hui le privilège de publier son interview réalisée par Éric Mangion, le directeur du centre d’art azuréen.

Né en 1991 à Kaboul, Mohsin Taasha émigre au Pakistan avec sa famille, à l’arrivée au pouvoir des talibans, alors qu’il n’a que 5 ans. De retour «au pays» en 2004, il étudie auprès de deux maîtres de la miniature, Khadim Ali et Sher Ali, puis apprend la peinture aux Beaux-Arts de Kaboul, où il se dégage du réalisme et des règles de la miniature tradition-nelle. Il n’a que 19 ans lorsqu’il obtient l’Afghanistan Contemporary Prize, puis participe en 2012 à la 13e édition des expositions quinquennales Documenta en Allemagne, avant de partir au Pakistan poursuivre son enseignement, à l’université de Beaconhouse, à Lahore. Il expose l’année suivante à la Beirut Contemporary Art Fair et à la 56e Biennale de Venise en 2015. Il y a 3 ans, il participait à l’exposition collective Kharmohra : l’Afghanistan au risque de l’art, présentée au Mucem, à Marseille. Après une première résidence dans la cité phocéenne à l’automne 2021, il est arrivé à Nice en janvier 2022.

Pourquoi avoir commencé à apprendre la miniature, auprès notamment de deux maîtres afghans, Khadim Ali et Sher Ali ? Est-ce lié à votre culture, à un désir très personnel ou aux deux ?

Khadim Ali et Sher Ali sont les seuls peintres hazaras à travailler en tant que Maîtres de la miniature. Ils se sont formés au Pakistan dans une des meilleures universités d’Asie, la seule à encore enseigner les techniques des miniaturistes de l’école Herat du XVe siècle. Le style de cette dernière s’est développé dans l’ouest de l’Afghanistan sous la protection des Timourides. Shah Rukh, le fils du conquérant islamique Timur (Tamerlan), a fondé l’école, mais c’est son fils Baysunghur Mirza (mort en 1433) qui en a fait un important centre de peinture, en faisant venir à la Cour des artistes de toute la Perse et de tout l’Afghanistan. L’école n’a cessé de grandir jusqu’en 1507 quand les Ouzbeks ont mis Herat à sac.

J’ai rencontré Khadim Ali pour la première fois en 2009 dans un centre d’art de Kaboul où il pilotait un workshop auquel je participais. À partir de ce moment, j’ai commencé à utiliser les techniques de la miniature en combinant dessins et peintures et c’est alors que ma pratique artistique a changé.

Vous peignez des corps recouverts de longs tissus rouges afin, je vous cite, « d’exprimer la violence et le sang versé par le peuple hazara » auquel vous appartenez. Pouvez-vous nous raconter ces souffrances que nous connaissons très peu en Occident ?

Mon travail prend racine dans ma propre histoire et dans l’ethnie à laquelle j’appartiens. En tant qu’artiste hazara (l’un des peuples les plus persécutés de l’histoire), la couleur rouge tient un rôle spécifique et donc je l’utilise beaucoup. Le rouge m’attire malgré moi en tant que représentation du sang, mais on peut aussi la considérer comme la couleur de l’amour et de la passion. En outre, la figure du Wanderer (L’errant) avec le rideau rouge est un autre élément fondamental, qui a de multiples fonctions dans mes travaux récents ; dans certaines pièces elle représente la mort, dans d’autres elle est reliée de manière symbolique à l’histoire sanglante des Hazaras, représentée par des linceuls, dont le nombre ne cesse d’augmenter chaque jour en Afghanistan et au Pakistan.

On me tue pour ce que je suis, un Hazara ; est-ce que cela veut dire que je suis né pour être tué ? Le rouge est donc la seule couleur qui me contient, qui est liée à mon histoire et à l’histoire de mon essence, ainsi je m’exprime mieux !

Ces figures sont aussi ce qui reste de mes ancêtres, qui ont avec moi un passé commun et un lien du sang, et qui représentent une civilisation perdue qui n’existe plus aujourd’hui.

Dans vos premiers tableaux, les corps sont des personnages avec des visages. Qui sont ces derniers ? Des personnages historiques ou mythologiques ? Qu’en est-il également des textes qui sont parfois présents dans vos peintures ? Que racontent-ils ?

Au début de ma pratique, j’étais inspiré par différents artistes et par l’histoire de l’art. Les visages que l’on voit sont ceux de personnages dans les miniatures des maîtres anciens, qui ont une connexion historique et raciale avec le concept sur lequel je travaille en tant que Hazara. Et le texte provient d’un livre d’histoire qui s’appelle Sirādj Ul-tawārīkh. C’est la plus importante histoire d’Afghanistan jamais écrite, qui relate plus particulièrement le génocide des Hazaras commis par le roi Amir Abdur Rehman Khan au XIXe siècle. L’auteur Faiz Mohammed Kateb Hazara, mieux connu sous le nom de Kateb (l’écrivain), fut un scribe à la Cour du roi pendant plus de 20 ans. J’ai utilisé l’histoire du Sirādj Ul-tawārīkh et j’y ai encore ajouté une strate supplémentaire.

À partir de 2017, dans votre travail, les corps sont de plus en plus drapés, le rouge s’intensifie. On voit également apparaître des drapeaux. Je crois que vous appelez cette évolution : Renaissance des rouges. Qu’est-ce que cela signifie ?

Rebirth of Reds (Renaissance des rouges) est un cycle de peintures et de performances qui commence en 2016 suite à l’attentat suicide de Deh Mazang, à Kaboul. Le 23 juillet 2016, des milliers de personnes ont manifesté pacifiquement. La manifestation a commencé à l’ouest de Kaboul dans un quartier hazara, à 7 heures du matin environ, et s’est terminée sur la place Deh Mazang, où le gouvernement avait placé des containers et des camions pour empêcher les manifestants de marcher sur le Palais présidentiel. Les manifestants avaient l’intention de camper sur place et de faire un sit-in à la fin de la manifestation. Puis, deux explosions d’attentats suicides ont eu lieu. J’ai perdu beaucoup de mes amis parmi les 86 personnes hazaras qui ont été tuées dans ces explosions. C’était pour l’essentiel des étudiants et des jeunes.

Vous utilisez essentiellement du papier Wassli que l’on connaît mal en Occident. Quelles sont ses caractéristiques ?

Le papier Washi est un papier traditionnel fait à la main. C’est aussi une technique qui nous vient de l’école Herat du XVe siècle, faite de nombreuses couches de papier simple et très solide. Aujourd’hui l’université NCA de Lahore enseigne encore ces techniques de fabrication.

Mohsin Taasha, vues d’atelier à la Villa Arson, 2022 © Villa Arson

Dans vos peintures les plus récentes, vous utilisez comme support vos anciens passeports. Quel est le sens de cet usage ?

Comme vous le savez, les documents comme les passeports, les cartes d’identité ou la monnaie, font partie de l’identité de chaque pays. Je les utilise pour deux raisons : premièrement comme support de mes œuvres à la place du papier ou de la toile, comme dans Afghanistan Currency (Monnaie afghane) afin de critiquer la situation dans mon pays. Je raconte des histoires de guerre, de politique et de violence qui se déroulent encore actuellement. Je suis né et j’ai vécu dans un pays où mes ancêtres n’avaient pas les mêmes droits que les autres groupes ethniques parce qu’ils étaient Hazaras. Dans une réalité aussi tragique, où l’on n’accorde aucune valeur à des êtres humains, où le racisme, l’inégalité et l’injustice sociale engendrent de la cruauté contre certains groupes ethniques précis, où l’unité nationale n’existe pas, de simples bouts de papier ne peuvent pas faire le lien entre les gens et n’ont aucune valeur.

L’autre raison pour laquelle je peins sur mon passeport afghan, c’est pour qu’il devienne encore plus inutile qu’il ne l’est déjà, ayant déjà perdu toute valeur et toute dignité dans le classement des passeports mondiaux.

D’un autre côté, c’est important de voir comment un passeport peut être utilisé dans le champ de l’art, transformant sa signification de document d’identité en une belle œuvre.

Vous avez réalisé en 2019 une performance assez énigmatique. Des personnages recouverts de draps rouges marchent sous la forme d’une procession dans la neige, The Reds Movement. Que raconte cette action ?

The Reds Movement (Le mouvement des rouges) fait partie de ma série de peintures Rebirth of the Reds (Renaissance des rouges). Après avoir réalisé quelques peintures pour la série des Rouges, j’ai pensé qu’elles avaient suffisamment de potentiel pour dépasser le cadre du papier et de la toile, et j’ai eu l’idée de les introduire dans le champ de la performance et de l’art vidéo. J’ai discuté avec mes amis à Kaboul et grâce à l’engagement de la troupe de théâtre Sorkh o Safid et au soutien financier de mon épouse Zahra Khodadadi, nous avons donné vie aux peintures, et mis en scène de véritables performances environnementales dans les rues de la ville, ainsi que dans des zones rurales. Les œuvres picturales semblaient vouloir s’échapper du cadre d’un médium bi-dimensionnel, pour acquérir de la souplesse au nom d’un message dont le but était d’obtenir l’engagement de personnes de plus en plus nombreuses.

Enfant, votre famille avait déjà fui le régime des Talibans. Vous l’avez quitté à nouveau l’année dernière. Comment jugez-vous ce retour de l’Histoire ?

Bien sûr, c’est très difficile et très inattendu de repartir à zéro et c’est aussi très cocasse, parce qu’après le 11 septembre nous avions eu l’espoir de tourner une nouvelle page de l’histoire de l’Afghanistan ; nous y avons travaillé dur, mais malheureusement, après 20 ans d’espoir et après avoir dépensé des milliards de dollars, le gouvernement afghan s’est effondré en l’espace d’une journée et les Talibans sont revenus au pouvoir. En 2013, mes parents avaient dû quitter le pays à cause de la situation catastrophique et de l’insécurité, mais j’avais décidé de rester sur place et de continuer mon travail d’artiste. Finalement, après de longues épreuves dans des circonstances très difficiles, nous avons été obligés avec Zahra Khodadadi de tout laisser derrière nous, et nous sommes venus en France.

De nombreux facteurs ont joué dans ce retour de l’Histoire. Quand notre propre destin ne nous appartient pas, on ne peut pas faire grand-chose. C’est le cas en Afghanistan : la communauté internationale est arrivée quand elle l’a voulu, puis a quitté le pays quand elle l’a décidé, abandonnant et trahissant le peuple afghan.

Dans ce cas précis de l’Afghanistan, les Européens auraient dû prendre d’autres décisions que celles des Américains, parce que nous avions une société civile et un peuple qui croient à la démocratie, un peuple qui a besoin du soutien des pays européens, mais finalement on les a laissés seuls, ou pour dire les choses autrement, ils ont été vendus aux talibans, à un régime tyrannique.

La fuite précipitée de la communauté internationale de l’Afghanistan a créé un déséquilibre des puissances régionales ; si Poutine se montre aujourd’hui beaucoup plus féroce, attaquant l’Ukraine, c’est parce qu’en fuyant une poignée de terroristes à moto, le message transmis par la communauté internationale était que l’Occident était désormais faible et sans pouvoir. Du coup, Poutine a pu attaquer l’Ukraine très facilement. C’est quelque chose qui aurait pu être évité.

Je crois que vous avez pris l’un des derniers vols au départ de Kaboul en août dernier. Comment avez-vous pu emporter avec vous une trentaine de vos œuvres ?

Nous avons quitté le pays le 12 août, trois jours avant la chute de notre gouvernement le 15 août 2021.

Dès début 2021, les problèmes de sécurité se sont mis à empirer de jour en jour et la plupart des provinces ont été conquises par les Talibans, les unes après les autres. Nous avions très peur pour nous-mêmes, d’autant que c’était un moment où les régions hazaras se trouvaient quotidiennement sous la menace des attentats terroristes. Les Talibans ont commencé par cibler et tuer les intellectuels et les artistes hazaras, ainsi que des gens innocents à Kaboul. À la fin, quelques artistes ont demandé un visa en urgence à l’ambassade de France à Kaboul et avec l’aide de Guilda Chahverdi, la commissaire de l’exposition marseillaise Kharmohra, l’Afghanistan au risque de l’art, nous avons obtenu un visa et nous avons quitté l’Afghanistan. Nous avons eu la chance de pouvoir emporter nos œuvres avant la chute de Kaboul tombée aux mains des terroristes talibans.

Vous résidez en France depuis cette date, d’abord à Marseille puis à Nice. Que retenez-vous de cette nouvelle culture que vous découvrez ici ?

Pour être honnête, il n’y a rien de nouveau pour moi ici en France. Je sais qu’il existe des sociétés et des pays très différents que l’on ne peut pas comparer, mais pour moi la seule chose qui compte c’est que je suis ici en tant qu’être humain et en tant qu’artiste ne subissant aucune discrimination et que chacun a les mêmes droits et la même valeur. Mais de manière générale j’ai l’impression que c’est comme dans mon propre pays. Rien ne m’a surpris. Comme vous le savez sans doute, j’ai participé en 2012 à la Documenta 13 à Kassel en Allemagne, et j’avais une idée claire et une certaine connaissance des sociétés européennes.

Vous avez réalisé en 2017 un film vidéo (Sans titre) de quelques minutes dans lequel on voit votre visage débordé par l’émotion et les pleurs. Est-ce lié avec votre vie dans la guerre et dans les crises que subit votre pays ?

Je ne sais pas vraiment d’où viennent les émotions. Je suis peintre et je pourrais peindre la souffrance de mon peuple, de mon histoire et même ma souffrance personnelle. Mais parfois il y a des choses qui sont impossibles à peindre ou à dire, alors il ne nous reste qu’à pleurer.

Traduction anglais-français : Claire Bernstein

photo Une : Mohsin Taasha, Rebirth of the reds series (part 2), 2018 © DR

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