03 Oct Un théâtre en état de Grasse
Le Théâtre de Grasse a une nouvelle directrice depuis le printemps dernier : Emmanuelle Bourret est une azuréenne qui connaît le terrain, formée au Ministère de la Culture et qui en connaît tous les rouages, avec un goût pour la chose publique. La qualité pour le plus grand nombre ! Qui est-elle ? Quel est son projet ? Nous l’avons rencontrée.
Emmanuelle Bourret est née à Cannes et a grandi à Grasse. Après une « prépa » à Nice pour entrer en école de commerce à Paris, elle change rapidement de voie : licence de Droit Public à La Sorbonne et Institut Régional d’Administration (IRA) à Lyon, qui forme les cadres de la fonction publique de catégorie A. Si l’on est loin du domaine de la Culture, celle-ci l’a accompagnée depuis l’enfance : musique, chant, danse. Emmanuelle Bourret a toujours été plutôt littéraire, ce qui la pousse à fréquenter les théâtres. À Paris, où elle y vivra près de 20 ans, et bien entendu, à chaque retour à Grasse, dans l’établissement qui avait ouvert ses portes alors qu’elle franchissait le cap de la vingtaine. En fin d’études, un poste se libère au Ministère de la Culture. Au fil des ans, elle y occupera des postes d’administration générale, sur des fonctions très centrales, qui lui ont permis d’avoir une vision d’ensemble de la politique culturelle. Elle a ainsi côtoyé toutes les directions sectorielles et régionales du ministère, mais aussi de nombreux opérateurs et services publics de la Culture.
Par la suite, elle revient dans la région pour des raisons personnelles. À Nice, elle occupera un poste créé par le Ministère de la Culture à la Villa Arson, où, pendant 18 mois, elle sera responsable des relations internationales et du mécénat. C’est alors qu’un poste d’administrateur se libère au Théâtre de Grasse (TDG). C’était il y a une douzaine d’années. Ses fonctions ont rapidement évolué, notamment vers la politique de RH. Il y a quelques années, elle est nommée Directrice adjointe. Elle a beaucoup appris auprès de Jean Florès, travaillant avec lui de manière étroite, l’associant à sa réflexion sur les enjeux de la programmation sur un territoire comme celui du Pays de Grasse. Pour elle, passer d’une macrostructure comme le Ministère au « terrain » avec le Théâtre de Grasse était passionnant. Notamment lorsqu’elle œuvra sur les opérations « hors les murs » dictées par les travaux de rénovation du théâtre en 2018, et pendant la période de Covid.
La création… sur le territoire
Depuis 2017, les scènes conventionnées d’intérêt national doivent choisir entre trois axes principaux dans le programme qu’elles développent avec l’État : la jeunesse, la création, ou le territoire. Depuis l’origine, le TDG œuvre sur la création et Emmanuelle Bourret souhaite poursuivre dans ce champ d’action, tout en continuant à « faire du territoire ». On peut croiser les deux, « tout est affaire de dosage, on ne peut pas être totalement sur tous les fronts« , estime-t-elle.
Cette saison, trois compagnies sont ainsi soutenues par le TDG : la Cie Laskaskas, pour Let It Happen, accueillie à l’Espace Culturel et Sportif du Haut-Pays (Valderoure) et à l’ECSVS (La Roquette-sur-Siagne) ; la Cie Dynamo Théâtre, pour Quelque chose a disparu mais quoi ? (voir article encadré ci-contre) ; et la Cie Système Castafiore, pour le spectacle Postcard, accueillie à l’ECSVS et au TDG. Par ailleurs, le spectacle Helda, créé par la Cie Bakhus, sera présenté pour la première fois en public.
En fait, l’axe territorial fait de facto partie intégrante du fonctionnement du Théâtre de Grasse car son partenaire principal est la Communauté d’Agglomération du Pays de Grasse qui regroupe 23 communes avec un cahier des charges et des missions de rayonnement territorial. « C’est une question d’équilibre entre ce qu’on fait en territoire et ce qu’on garde aussi dans le théâtre. Mais les croisements sont toujours possibles« , preuve en est avec le festival Les Évadés en 2021, dont elle fut cheffe de projet, et qui couvrait 23 communes avec 35 spectacles. L’équivalent d’une saison en deux mois ! Elle s’est ainsi construit un point de vue solide sur cet aspect territorial et aimerait, si ses moyens le lui permettent, renouveler l’expérience tant elle a pu toucher d’autres publics et fédérer ce territoire qui, pour diverses raisons, n’est pas tout à fait homogène.
Pour la beauté du geste
Marquée par plusieurs événements sportifs de grande envergure, cette saison 2023-2024 fait entrer le sport au théâtre. Un thème de programmation qui intéresse particulièrement Emmanuelle, parce qu’elle souhaite par ce biais toucher un public différent, toujours dans cette optique d’ouvrir le théâtre à la qualité et au plus grand nombre. De plus, le territoire de l’agglomération est très sportif, avec notamment des clubs de foot et de rugby d’un niveau remarquable pour une ville de la taille de Grasse. D’ailleurs, le prochain gros projet d’investissement de l’agglomération est la réfection du grand complexe nautique Altitude 500, situé au nord de la ville, qui mêlera sport et art, avec une salle de spectacle attenante.
Dans le cadre de la thématique Pour la beauté du geste, qui jalonne cette saison culturelle, le Théâtre de Grasse développe un projet d’action culturelle avec le Racing Club Pays de Grasse. Avec ses 700 licenciés, sera mené le projet Danser le foot en collaboration avec le chorégraphe Pierre Rigal, lui-même ancien sportif de haut niveau, en athlétisme, dont Emmanuelle Bourret apprécie beaucoup le travail. Il interviendra lors d’ateliers tout au long de l’année, jusqu’au spectacle final Arrêt de jeu, présenté en avril 2024, qui permettra de revivre, dans une version chorégraphique, la mythique et dramatique demi-finale de coupe du monde, France-Allemagne, disputée à Séville en juillet 1982. La directrice du TDG trouve d’énormes connexions entre art et sport, notamment sur la question du corps, de la performance, du spectacle… Son idée est simple : si la moitié ou même le quart de la salle est remplie de gens qui ne se sont jamais ou très peu rendus au théâtre, ce sera une victoire ! Et qu’importe qu’ils soient venus parce que leurs enfants ont participé au projet ou parce qu’ils aiment simplement le foot ou le sport en général… Du reste, la veille du spectacle, sera projeté l’excellent documentaire C’est pas grave d’aimer le football, réalisé par le journaliste Hervé Mathoux, dans lequel des artistes et des intellectuels parlent de leur amour du football.
Roulez jeunesse
Comme on peut le voir avec ce projet, la jeunesse est un élément central dans la réflexion d’Emmanuelle Bourret, mère de deux enfants : un garçon de 21 ans et une fille de 15 ans, joueuse de foot. Une jeunesse pour laquelle elle a programmé de nombreux spectacles, comme La Tendresse, présenté en novembre. La dramaturge et metteuse en scène Julie Berès invite au plateau huit jeunes hommes venus du Congo ou de Picardie, issus du hip-hop ou de la danse classique pour interroger les clichés liés au statut de mâle dominant. À partir de leurs témoignages, elle imagine un spectacle frénétique, qui mélange théâtre, danse, hip-hop, où les protagonistes parlent de leurs désirs, de leurs impératifs, de leurs imaginaires. Un ballet de corps et de mots, qui rappelle que : « on ne naît pas homme, on le devient. C’est un spectacle qui devrait toucher les adolescents, mais aussi certains adultes que l’on pourrait qualifier d’adulescents…«
Autre lien entre sport et jeunesse, avec le spectacle Les liaisons dangereuses sur terrain multisport. « On ira en territoire, hors les murs, dans le gymnase de Peymeinade, avec ce spectacle fantastique« , indique Emmanuelle Bourret. Édith Amsellem place face à face le couple machiavélique marquise de Merteuil / vicomte de Valmont, chacun dans sa cage, chacun dans son camp, pour un match à la vie à la mort. Portée par six interprètes, cette version décalée reste fidèle à l’esprit de ce drame de Pierre Choderlos de Laclos. Ici, le sport permet de rapprocher et d’immerger les jeunes – collégiens et lycéens – dans le théâtre, d’aborder autrement les relations femmes/hommes et de pouvoir « observer la femme agir masquée dans la nuit de l’hypocrisie imposée par l’inégalité des sexes… »
Femme(s) de théâtre
Les femmes justement, les créatrices, seront particulièrement mises en avant cette saison. Il y aura notamment le théâtre musical Carmen, avec une interprète exceptionnelle en la personne de Rose Mary Standley (28 nov), ou encore Maldonne de Leïla Ka (19 nov). Après un parcours en danses urbaines, et après avoir notamment dansé pour Maguy Marin, la jeune chorégraphe présente sa première pièce de groupe pour cinq interprètes et une myriade de robes. Toujours fidèle à son univers théâtral, et à son goût pour les costumes et les luminaires, elle transpose, au plateau, une soirée entre filles. « C’est vraiment une danseuse hors norme, qui pose la question de la convivialité entre femmes« , indique Emmanuelle Bourret.
Une question qui en appelle d’autres, comme l’égalité femmes/hommes, traitée dans Les filles ne sont pas des poupées de chiffon (16 jan). Dans cette pièce, Nathalie Bensard s’est inspirée d’une pratique qui perdure dans certaines parties du monde, pour en faire une histoire universelle qui parle du poids des traditions. Ella est la troisième fille de la famille, ses parents et ses sœurs décident de la faire passer pour un garçon prénommé Eli à l’extérieur de la maison, car n’avoir que des filles est considéré comme une malédiction dans un pays où elles ne sont pas libres de se déplacer, de s’instruire. Mais le jour de ses 15 ans, le fils doit redevenir une fille et se marier, sinon c’est la prison et l’opprobre sur toute la famille…
La problématique de l’identité, nous indique Emmanuelle Bourret, sera quant à elle abordée dans deux spectacles. Tout d’abord, Il n’y a pas de Ajar, d’après un texte de Delphine Horvilleurd, conteuse et rabbin (17 déc). Elle qui manipule l’humour juif avec un raffinement rageur livre un monologue éclaté de Abraham Ajar, fils imaginaire de l’écrivain Romain Gary et d’Émile Ajar, lui-même double fictif du premier. Johanna Nizard incarne cet enfant du siècle, être indéfinissable, qui désamorce les tensions identitaires, dans un monde et un temps qui les exacerbent toutes. Le second spectacle s’intitule Ma République et Moi (19 jan). Pour sa première pièce, le comédien Issam Rachyq-Ahrad donne la parole à sa mère, une femme qui porte le voile depuis toujours et à qui on a toujours dit comment vivre, sans jamais lui demander son avis. Entre réel et fiction, entre amour, colère, honte et humour, se dessine alors l’émouvant portrait d’une mère aux prises avec sa vie.
Création, sport, jeunesse, égalité hommes/femmes, identité… En prenant, la direction du Théâtre de Grasse, Emmanuelle Bourret s’est donnée pour mission de s’adresser, autant que faire se peut, à tous les publics du territoire que constitue le Pays de Grasse, en injectant beaucoup d’humour et de poésie à une programmation exigeante. Souhaitons-lui le meilleur !
Rens: theatredegrasse.com