27 Fév Solitude monochrome
Voilà presque 40 ans que Djamel Tatah peint des âmes sensibles errant seules ou en bande dans un désert monochrome. Retrouvez-le en dialogue avec Matisse, dans son musée éponyme à Nice.
Né en 1959 à Saint-Chamond, Djamel Tatah a étudié à l’École des Beaux-Arts de Saint-Étienne entre 1981 et 1986. Au terme de ses études, il s’oriente vers la peinture et commence à représenter des figures isolées au sein d’espaces colorés en mettant au point la méthode qu’il continue d’utiliser aujourd’hui : il retravaille par ordinateur les photographies de ses modèles, pour élaborer le dessin d’une figure. Imprimé sur une feuille transparente, ce dessin est alors projeté sur une toile. Aucun de ses tableaux ne porte de titre, à quelques exceptions près.
Déréalisation des figures
L’effet de répétition « déréalise » les figures – ce processus étant déjà initié par sa technique picturale – et semble figer, suspendre le temps. « La suspension, c’est ce que je veux peindre. (…) Il y a une idée intemporelle dans la suspension« , déclare l’artiste. Le rendu en est renforcé par l’absence de contextualisation qui dégage ces figures du présent de la représentation, sans référence, ni à un passé ni à un avenir. Nul indice spatio-temporel n’est perceptible dans le fond monochrome. En outre, rien ne semble caractériser précisément ces figures : on en reste à des traits généraux (un jeune adulte, de sexe masculin). Et l’absence de gestes et de contexte ôte à ces peintures toute dimension narrative : ces toiles ne sont le lieu d’aucune histoire. Le travail de déréalisation des figures peut ainsi s’inscrire dans les recherches des artistes figuratifs de la deuxième moitié du XXe siècle, caractérisées par le souci de la dépersonnalisation.
Dans ce même mouvement, elle affirme pourtant une présence avec intensité. Les figures de Djamel Tatah sont à échelle humaine : « on est dans un espace à l’échelle du corps« , selon les mots de l’artiste. Cette représentation picturale induit un rapport troublant de coprésence entre la figure et le spectateur, consolidée par l’absence de représentation du sol sur ces toiles, qui s’intègrent alors dans l’espace muséographique et semblent accrochées à hauteur du visiteur. Au final, la composition de ces toiles et l’attitude des personnages rendent particulièrement sensible la solitude de ces figures, au point que le philosophe Yves Michaud en a parlé comme d’un « dénominateur commun » des peintures de l’artiste. Une solitude pourtant particulière, qui n’est pas tant métaphysique que sociale.
Djamel Tatah et Henri Matisse
À Nice, le musée Matisse proposera un parcours renouvelé d’une partie de sa collection en invitant Djamel Tatah et le commissaire d’exposition Éric de Chassey, directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). Ils ont sélectionné une centaine d’œuvres graphiques et de sculptures d’Henri Matisse (1869-1954), appartenant à l’ensemble de sa carrière, dans les collections du musée, augmentées de prêts exceptionnels de l’INHA. Elles alterneront avec une trentaine de tableaux de grands formats de Djamel Tatah, choisis dans sa production des 20 dernières années et appartenant à des collections publiques aussi bien que privées.
Ce n’est pas le Matisse coloriste qu’ils ont choisi de privilégier, mais le maître du noir et blanc, l’artiste du trait et de la ligne, travaillant de façon obsessionnelle sur les mêmes motifs, étudiant inlassablement les gestuelles et leurs variations, notamment dans les études dessinées pour La Danse, commandée par Albert Barnes et pour la chapelle Notre-Dame du Rosaire de Vence, dans les têtes et les femmes assises sculptées, mais aussi dans les séries de lithographies de 1913 et d’eaux-fortes de 1929, dont les prêts de l’INHA permettront d’avoir une rare vue d’ensemble. D’une salle à l’autre, avec parfois, quoique peu souvent, des confrontations directes, ces œuvres de Matisse dialogueront dans un jeu de consonances et de dissonances avec celles de Djamel Tatah, fondées sur la présence à échelle réelle de figures humaines, solitaires ou multiples, exécutant de précises chorégraphies sur des fonds traités en aplat coloré.
Au cœur du musée, une section sera consacrée à ce que Djamel Tatah nomme un « cabinet de curiosités communes« . Il y placera certains des objets dont Matisse s’entoura toute sa vie, provenant souvent du monde musulman, mêlés ici à quelques objets significatifs de son propre parcours, d’une rive à l’autre de la Méditerranée.
16 mars au 27 mai, Musée Matisse, Nice. Rens: musee-matisse-nice.org
photo : Djamel Tatah dans son atelier, Montpellier 2024 © Franck Couvreur