23 Mai Il rêvait d’un autre monde
Romancier, nouvelliste, essayiste, Boualem Sansal est le président du prochain Festival du Livre de Nice, qui se déroulera du 31 mai au 2 juin prochain. Interview.
En abordant la thématique du Courage, le Festival du Livre de Nice se fait cette année un devoir de défendre les valeurs humanistes et les auteurs qui, par les écrits ou leurs prises de position, mettent parfois leur vie en péril. Auteur de près d’une trentaine d’écrits, Boualem Sansal subit la censure et les persécutions du pouvoir algérien depuis la sortie de son premier roman en 1999, Le Serment des barbares. Déterminé à poursuivre son combat pour la liberté et contre l’ignorance, il a sorti en début d’année 2023 son 10e roman, Vivre : le compte à rebours, une dystopie apocalyptique qui questionne notre humanité. Nous avons rencontré cet auteur dissident qui se sent « autant le produit du berbère, de l’arabe et du français » et a choisi de tremper sa plume dans l’acide pour dénoncer les dérives politiques et religieuses.
Vous avez suivi une formation d’ingénieur, vous êtes doctorant en économie, vous avez été enseignant, haut-fonctionnaire… Comment êtes-vous devenu écrivain ? Quel a été le point de bascule ?
J’ai toujours été un très grand lecteur, mais je ne me sentais au départ ni le désir ni la capacité d’écrire. Les choses se sont faites malgré moi. À l’époque, en 1995, la guerre civile en Algérie m’a amené à rejoindre des groupes intellectuels qui cherchaient à comprendre ce qu’il se passait, à l’expliquer. C’est comme ça que je me suis retrouvé à apporter mon expertise dans ce groupe, afin d’essayer de sensibiliser le Monde sur ce qu’il se passe en Algérie, et leur expliquer que tout cela pourrait avoir un impact sur eux : un impact politique, économique, social, sur l’immigration aussi… Bon, malheureusement, je ne crois pas qu’on ait beaucoup réussi dans cette mission ! On a informé tout le monde, mais il n’y avait jamais eu de véritables réactions. C’était trop tôt, je crois, pour chercher à informer l’opinion internationale. Pour elle, c’était loin, dans ces années-là, on ne savait pas encore trop ce qu’était l’islamisme. Elle se disait que c’était un problème interne aux pays africains, aux musulmans…
Mais vous savez, au plus fort de la guerre civile, on avait jusqu’à quasiment 1000 assassinats par jour. Et à un moment donné, l’existence de ce groupe, qui dénonçait la dictature comme étant l’une des causes de la guerre civile, a semblé beaucoup déranger, à la fois le régime et évidemment les islamistes qui considéraient ce groupe comme étant formé de traitres à l’Islam… Parmi les victimes de tous ces assassinats, on a retrouvé plusieurs éléments de ce groupe. Et ce qu’il en restait a fini par se disperser. De mon côté, j’ai retrouvé ma position de fonctionnaire et d’enseignant, et par engagement personnel, j’ai commencé à écrire Le Serment des barbares, qui a été publié quatre ans plus tard et qui, je crois, a réussi à ce moment-là, en 1999, à alerter un petit peu d’opinion international. Donc, c’est comme ça que j’ai mis le pied à l’étrier. Et j’ai commencé à construire, petit à petit, mon système pour informer, pour sensibiliser, et surtout pour mobiliser. Il fallait passer à l’action.
En 2003, vous êtes limogé de votre poste au ministère de l’Industrie pour vos critiques envers le pouvoir algérien et la religion, l’islamisme en particulier. Que vous reprochait-on exactement ?
En 2000, Abdelaziz Bouteflika vient d’arriver au pouvoir, et il a été formidablement bien accueilli par l’opinion occidentale. « Ah, c’est un vrai démocrate, c’est un homme expérimenté, il va régler cette guerre en deux coups de cuillère à pot, on aura la paix en Méditerranée, etc. », pouvait-on entendre. La même année, j’ai donné une interview au journal Le Monde, lors de laquelle on me pose une question sur lui, et je leur dis : « Vous vous trompez, vous ne le connaissez pas. Bouteflika est un islamiste, moderne certes, mais il appartient à l’Internationale islamiste, donc méfiez-vous. » Il était alors dans une phase de séduction avec les Algériens et il a réussi. Dans son premier discours, il disait d’ailleurs être pour les abayas, mais aussi pour les mini-jupes. J’ai employé l’expression de « danse du ventre » pour séduire le peuple, et il a clairement réussi. À ce moment-là, tout le monde, partout, pensait qu’il allait régler la situation. Et effectivement, il l’a réglée ! Puisqu’il a fait signer une loi de réconciliation qui a stoppé le terrorisme. Les hommes, amnistiés, sont redescendus des maquis et ont repris leurs vies. Sauf que désormais, l’islamisme est parfaitement installé en Algérie, il gouverne.
Justement, trois ans plus tard, vous publiez Poste restante : Alger, une lettre ouverte, cinglante, destinée à vos compatriotes, puis en 2008, Le Village de l’allemand, dans lequel vous faites un rapprochement entre islamisme et nazisme. Deux ouvrages censurés en Algérie. Comment l’avez-vous vécu ?
Je m’y attendais. J’avais déjà l’expérience du groupe auquel j’avais appartenu. Certains ont été assassinés, d’autres obligés de partir. On a profité de cette période où Bouteflika était perçu comme l’homme de la situation, et c’est vrai que le nombre d’attentats a considérablement baissé. Il est passé de 1000 assassinats par jour à peut-être 50 ou 60. L’espoir revenait, mais il n’y avait pas vraiment de paix, et les islamistes commençaient à occuper le terrain dans les villes. Et je me suis dit : mon tour va arriver. D’ailleurs, après cette interview au Monde et mon limogeage, on a lâché les chiens sur moi, j’ai été abominablement insulté et menacé. La totale quoi.
Mais vous êtes resté en Algérie…
Après mon premier roman, je m’étais posé la question mais je me suis dit qu’il valait mieux rester. Il fallait travailler, trouver le moyen d’arrêter cette islamisation, parce que tout le monde se bat aujourd’hui contre le terrorisme. Mais personne ne se bat réellement contre l’islamisme, qui est une idée, une idéologie. Et donc elle se propage. Les extrémistes étaient quelques-uns il y a 30 ans, et aujourd’hui, ils sont des milliers. Ils sont super organisés, occupent des postes dans l’administration, dans l’économie, dans les universités, dans les écoles… Alors, je me suis dit que je continuerai tant que c’est jouable. Mais bon, à ce jour, je n’ai pas encore réussi ! Je n’ai pas « converti » beaucoup d’Algériens à la laïcité, à la démocratie… Je sais que ces combats durent très longtemps. Et je ne suis pas le seul, il y a des artistes, des journalistes qui se battent, chacun à leur manière en essayant d’agir sur la société civile.
En 2010, vous enfoncez le clou et vous vous rendez à Jérusalem pour le festival international des écrivains. Ce qui provoque un tollé dans le monde arabe, mais aussi en France. Racontez-nous.
Oui, après la parution du Village de l’allemand, qui a évidemment beaucoup touché la communauté juive, en France et en Israël, parce que ce livre a été immédiatement traduit en hébreu, j’ai reçu beaucoup d’invitations. Je me disais que ce n’était pas possible d’y aller, parce que, encore aujourd’hui, Algérie et Israël sont encore plus ou moins en état de guerre. Mais, je me suis dit : il faut s’armer de courage et y aller, parce que ça va peut-être provoquer quelque chose. L’idée, c’était que les intellectuels des pays occidentaux et des pays arabo-musulmans devraient pouvoir travailler ensemble. Il n’y pas que la politique pour régler les problèmes. D’ailleurs, elle ne fait que les aggraver généralement… C’était une façon d’apaiser les tensions, et on voulait que ce soit visuel ! On doit avoir des écrivains et artistes arabes et israéliens côte à côte, qui font des choses ensemble. Pour donner corps à une idée.
J’y ai reçu un accueil absolument formidable et j’y ai rencontré un auteur que j’admirais déjà beaucoup, l’un des plus grands écrivains israéliens actuels : David Grossman. Et lors de nos discussions passionnées qu’on tenait en fin de journée, on s’est dit qu’il ne fallait pas rester seulement dans cette relation arabo-israélienne, il fallait élargir. Avec la mondialisation, on est sorti des problèmes bilatéraux, qui deviennent aujourd’hui multilatéraux. L’islamisme est aujourd’hui international, il faut le combattre partout. Il fallait ouvrir ce groupe aux Américains, aux Chinois, aux Russes, que ce soit un combat mondialisé : on l’a appelé le Rassemblement mondial des écrivains pour la paix. Il s’est tenu à Strasbourg en 2012, à l’occasion du premier Forum mondial pour la démocratie organisé par le Conseil de l’Europe, qui a proposé de nous aider. Nous sommes donc montés tous les deux à la tribune pour lire notre appel. Il y avait 4000 personnes dans l’amphithéâtre, des chefs d’États et de gouvernement, des ministres, des syndicats, des sommités… C’était le 1er Forum mondial de la démocratie, c’était énorme ! Dans les deux-trois semaines qui ont suivi notre appel, on a été rejoints par 250 écrivains du monde entier, couvrant une cinquantaine de nationalités, et parmi eux, je ne sais combien de prix Nobel, de grands prix de littérature… Depuis, on travaille, on a fait beaucoup de choses, mais qui sont peu visibles malheureusement.
Votre combat est donc de rendre visible les problèmes, comme les solutions ?
Je crois à la notion de visibilité, c’est une force formidable pour régler les problèmes. Prenez deux personnes qui sont ennemis jurés : vous ne les verrez jamais ensemble. Mais si, on les amène dans des quartiers où l’on peut voir des juifs et des musulmans vivre ensemble tranquillement, ils pourront se rapprocher. Le milieu a une grande influence sur nos pensées, et l’inverse est également vrai : nos pensées ont une grande influence sur le milieu dans lequel on évolue.
En 2015, vous vous essayez à la science-fiction avec 2084 : la fin du monde, dans lequel vous questionnez à nouveau l’extrémisme religieux et ses conséquences, dans une référence assumée à George Orwell. Pourquoi employer la SF ? Était-ce trop risqué à de moment-là de placer votre intrigue dans le « monde réel » ?
Quand votre métier est d’écrire, vous ne pouvez pas toujours employer le même discours. Vous allez lasser votre public. Je pense qu’à un moment donné, vous devez innover. J’ai fait du roman, puis je me suis dit un jour que je pourrais peut-être aller vers l’essai ; dans ce cas, pour toucher davantage les intellectuels, et « convertir » les prescripteurs, dont la presse fait partie. Et je l’ai fait essentiellement pour un public européen. J’ai écrit Gouverner au nom d’Allah pour expliquer : Qu’est-ce que l’Islam ? Qu’est-ce que l’Islamisme ? Qu’est-ce que le monde musulman ? Comment ça fonctionne ? Que veut dire Charia, Jihad ? Un ouvrage didactique adressé aux intellectuels qui jusque-là ne s’étaient pas intéressés à l’Islam ou n’avaient pas cherché à comprendre.
Avec mes premiers romans, j’ai essayé d’expliquer, aux lecteurs en général l’origine de la violence : Pourquoi l’Islamisme est violent ? Pourquoi cela mène à des guerres civiles ? Pourquoi les islamistes ne cherchent-ils pas à conquérir le pouvoir par les voies démocratiques ? Aujourd’hui, je crois qu’il est important d’élargir le propos. Parce que l’Islamisme est une idéologie qui emprunte à d’autres idéologies : au nazisme, au capitalisme (au sens protestant du terme), au libéralisme… Je me suis dit que je pourrais utiliser la même « technique » que George Orwell, et ça a donné 2084. Il faut utiliser toutes les techniques littéraires pour convaincre telle ou telle partie de la population, tel ou telle lecteur ou lectrice.
Science-fiction à nouveau pour votre dernier roman Vivre : le compte à rebours, qui évoque la fin de l’Humanité, ou plutôt la fin de notre humanité…
Oui, en fait c’est une évolution naturelle. On commence très tôt, dès l’enfance, à vivre dans la science-fiction en quelque sorte. À 12-13 ans, on a quasiment tous déjà lu des livres et vu des films de science-fiction. La culture scientifique est aujourd’hui énorme, importante à tous les niveaux. Les gens se posent beaucoup de questions : Sommes-nous seuls dans l’univers ? S’il existe d’autres formes de vies, sont-elles comme nous ? Les rencontrera-t-on un jour ? Et maintenant, tout le monde a un ordinateur à la maison, tout le monde a entendu parler de l’Intelligence Artificielle. Donc, je crois que le moment est venu pour utiliser cette science-fiction comme moyen de véhiculer des idées nouvelles. Par exemple, va-t-on continuer à vivre avec la vision actuelle de la démocratie, disons, en 2500 ? Je ne pense pas, nous ne vivrons sans doute pas de la même manière, l’organisation des sociétés ne sera la même, il n’y aura pas le même niveau scientifique… Il faut que les discours évoluent.
Vivre est donc en quelque sorte une tentative pour élargir encore davantage votre discours.
Oui, c’est ça. On est passé de problèmes très locaux, ceux de son village au Moyen-Âge, aux problèmes de la ville avec l’urbanisation, puis à ceux de la nation. Et aujourd’hui, avec la mondialisation, si on veut comprendre ce qu’il se passe en France, par exemple, il faut examiner l’Europe puis le Monde. Alors, pourquoi ne pas ajouter une dimension nouvelle qui est l’espace ? Parce qu’on n’a jamais été aussi proche de faire des « rencontres » – quelles qu’elles soient –, ou du moins de se projeter dans cet espace. Finalement, plus nos connaissances s’élèvent, plus on voit au-delà, plus on voit loin.
Le point de départ de ce roman s’inspire d’une histoire vraie, celle de la découverte dans notre système solaire d’un objet céleste qu’on a nommé Oumuamua, qui veut dire Messager en hawaïen. Et vous savez, parfois le meilleur moyen de dénoncer les dérives des religions et du pouvoir va être de parler d’un autre sujet. Ensuite le cerveau du lecteur travaillera, fera le lien lui-même, établira les connexions.
J’ai aussi utilisé ce procédé dans Rue Darwin (2011). Rue Darwin est un quartier populaire d’Alger, et quand j’y arrive à 6 ans, je n’avais jamais entendu parler de l’existence du Monde, des religions. Dans mon village, la religion c’était plus des traditions, des habitudes. Et là, j’arrive et je découvre 40 nationalités dans la même rue : des Grecs, des Polonais, des Italiens, des Maltais… Et l’on parle toutes les langues. Je découvre les religions et je me demande ce qu’est qu’une église, une synagogue… Et puis ce qu’est la guerre, avec des soldats qui patrouillent dans les rues. Et quand on a 6-7 ans, c’est fascinant. Voilà, je raconte comment les enfants découvrent un monde nouveau, et comment ils sont livrés à eux-mêmes, car leurs parents ne sont pas toujours capables de leur expliquer une situation complexe. Et pour les enfants, la réalité va devenir un jeu : alors ils jouent à la guerre, parce que c’est ce qu’ils voient. Voilà pourquoi, je pense que la littérature doit s’emparer de toutes ces problématiques.
Vous êtes aujourd’hui sur de nombreuses listes noires, vous êtes insulté et menacé quasiment à chaque parution, mais poursuivez votre œuvre malgré tout. Avez-vous déjà songé à écrire sous pseudonyme ?
La question s’était posée avec mon premier roman, Le Serment des barbares. Même si, quand je commence à l’écrire, je n’avais pas l’ambition de le publier. J’écrivais pour moi, on était en pleine guerre, et j’avais trouvé une piste de réflexion sur la violence. J’ai vraiment pris cela tel un savant qui étudie dans son laboratoire, qui fait des expériences. Et finalement, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire, alors je l’ai envoyé à Gallimard. Ils ont vu que c’était très fort, que ça allait heurter beaucoup de gens, et ils m’ont proposé de publier sous pseudo, ou de venir m’installer en France. Mais j’ai pris la décision de publier sous mon nom et de rester chez moi ! J’essaie de ne pas faire attention aux insultes, aux menaces. De toute façon, ce n’est pas à eux que je m’adresse. Mais il n’est pas exclu que j’aille un jour vivre ailleurs, parce que je vois que la situation en Algérie est totalement verrouillée. Les islamistes ont gagné, même si, paradoxalement, ils ont perdu la guerre. Mais de toute façon, ce qui les intéresse c’est le pouvoir sur les âmes. La dictature ne peut pas se renouveler, parce qu’il n’y pas – ou trop peu – de démocrates dans le pays pour faire pression et faire évoluer le système en Algérie.
Vous êtes inquiet pour l’avenir…
Oui, il y a de quoi. Nous sommes dans un nouveau siècle de guerres et de violences. À la limite, si on parlait de « guerre à l’ancienne », on sait ce que c’est, l’ennemi est en face, dans un autre pays. Aujourd’hui, la guerre se fait à l’intérieur, parfois à l’intérieur même des familles. En France, par exemple, vous pouvez avoir un père qui vote NUPES, le frère qui vote RN, et ainsi de suite. Dans le Monde entier, la violence est diffuse dans les sociétés, elle est devenue pour beaucoup le meilleur moyen de régler les problèmes.
photo : Boualem Sansal © C. Hélie, Gallimard