Immersion au cœur du Piémont

Immersion au cœur du Piémont

À quelques encablures de nos contrées azuréennes, il existe une région préservée, au cœur sud-Piémont en Italie. De la frontière française à Cuneo, la Vallée Stura di Demonte se déploie au milieu de montagnes foulées au cours au cours de l’histoire par des femmes et des hommes qui y ont construit de formidables édifices architecturaux.

C’est à la sortie du Col de la Lombarbe à 2350 mètres d’altitude que s’entrouvrent les portes de l’Italie. Un paradis de roches cisaillant le ciel pour en accentuer la lumière et, au loin, la sinuosité des vallées qui déferlent en vagues douces vers Cuneo en s’effaçant vers l’horizon. Les montagnes du Piémont dessinent ce spectacle grandiose et s’offrent à nous, à nos désirs de les gravir, de les défier dans nos randonnées ou de rêver à l’hiver pour des traversées enneigées que nous subodorons merveilleuses.

De merveilles en miracles, voici en contrefort de ce Col de la Lombarde, le Sanctuaire Sant’Anna de Vinadio puisque la légende veut que, sur « le rocher de l’apparition », Sainte-Anne se révéla à une bergère et lui demanda d’y faire ériger une église. Celle-ci veille aujourd’hui sur la vallée dans son étonnante configuration avec son parquet en pente ascendante vers l’autel et ses murs tapissés d’ex-voto comme autant de traces émouvantes de la vie montagnarde. Important lieu de passage entre la France et l’Italie, mais surtout centre de pèlerinage dès le Moyen-Âge, le Sanctuaire et ses dépendances étaient gérés par un «Randier» qui sonnait aussi les cloches pour accueillir les pèlerins quand ceux-ci s’égaraient dans un épais brouillard. Sa maison abrite désormais un musée qui relate au fil des siècles cette histoire, celle des épidémies, de la contrebande ou de l’émigration vers la France jusqu’en 1930 quand l’extrême pauvreté de ces régions montagnardes poussait à dire, « Si tu ne t’exiles pas en France, c’est que tu n’es pas un homme! » Aujourd’hui un sentier conduit pèlerins et randonneurs vers Cuneo en quatre jours à travers un parcours parsemé de refuges et permet au touriste français de faire le trajet inverse à celui de l’émigré d’hier.

Puis le paysage s’adoucit; il s’enrobe d’abord de forêts où les pins sylvestres s’abandonnent peu à peu aux frênes puis à des bosquets de châtaigniers et de noisetiers. De maigres prairies jouxtent de paisibles villages voués à l’élevage et à l’agrotourisme. Car la gastronomie dans une nature si intense est reine; on y déguste les pâtes locales – les « crusets », les tartes aux herbes de la montagne et aux orties, la crème d’ail de Caraglio, les saucisses de bœuf de Bra ou l’agneau noir. Le village de Valloriate propose d’étonnantes variations entre une cuisine pauvre de montagne et l’innovation culinaire. C’est ici, à la « Locanda Fungo Reale », le temple du champignon, le paradis des cèpes dans l’apothéose des vins du Piémont et des liqueurs de l’herboristerie Artemy.

En contraste avec cet hédonisme et ce territoire souriant, il exista pourtant l’âpre terre des hommes. Ces cimes impérieuses qu’on aime gravir racontent leur histoire dans leur implacable dureté. Il faut monter à pied jusqu’au refuge de Paraloup, un minuscule hameau maintenant en partie en ruine et qui fut le centre de la résistance contre le fascisme. Il fut un lieu stratégique pour surveiller l’ensemble des vallées et il y accueillit plusieurs centaines de combattants qui harcelèrent les troupes nazies jusqu’à la libération. En 1943, un millier de juifs assignés en résidence à Saint-Martin-Vésubie par les autorités italiennes d’occupation firent l’ascension des sentiers alpins pour trouver refuge dans la vallée du Gesso. Malgré l’héroïsme de cette Résistance qui les aida dans cet exode, 334 d’entre eux furent déportés à Auschwitz.

Près du refuge, au cœur d’un panorama époustouflant, une maison a été restaurée tout en respectant son aspect d’origine et s’est transformée en un musée et un centre d’informations. Un peu plus loin, dans un village proche, on y apprend que la langue occitane est ici officiellement reconnue comme dans de nombreuses communes du Piémont en égalité avec l’Italien. Déjà dans quelques vers de la Divine Comédie, Dante faisait parler un troubadour provençal et, avec lui, de nombreux poètes en Langue d’oc inspirèrent les auteurs italiens par des thèmes amoureux et courtois. Comme d’autres vallées, celle de la Stura recèle cette richesse linguistique et culturelle qui la distingue du reste de l’Italie et contribue à sa fierté. Face à ces puissantes racines, l’art contemporain parvient pourtant à s’insérer dans cette relation qui fut parfois si difficile entre les hommes et la montagne.

Le fort de Vinadio compose un élément de défense qui s’adosse à la roche pour protéger la vallée. À la verticalité anguleuse et austère des murailles, l’artiste anglais du Land Art, Richard Long, répond par une pure douceur circulaire et minérale comme pour déjouer la fatalité guerrière du passé. Par sa sérénité, l’œuvre répond à la pierre par la pierre comme, paradoxalement, la délicatesse à l’âpreté. Le langage de l’art s’accorde ainsi de façon harmonieuse à celui de la nature. Un itinéraire long de 200 kilomètres, VIAPAC l’art contemporain réunit aujourd’hui les centres d’art de Digne-les-Bains en France et de Caraglio en Italie. Parmi douze autres étapes au long de cette aventure artistique, le fort de Vinadio présente les sculptures d’un autre artiste britannique, David Mach. Dans ce bourg naquirent à la fin du XIXe siècle deux géants de 2 mètres 30 qui avaient été exhibés comme des phénomènes de foire entre Paris et New York avant de mourir dans la misère. À l’entrée du village, l’artiste a donc conçu deux géants de trois mètres, cernés de tuyaux d’acier aux couleurs criardes qui semblent, avec humour, protéger l’austère forteresse.

Du Paraloup, ce vertigineux balcon sur la terre, on discerne au loin la ville de Cuneo. Pour y accéder, les routes s’élargissent, l’exubérance de la nature se tarit, l’habitat lui répond comme pour la corriger sur le mode de la plaine et de l’urbanisme. Puis la cité surgit soudain entre deux fleuves, la ville moderne et la ville ancienne. C’est sur celle-ci que les pas résonnent sur les pavés avant de nous emporter dans l’ombre des arcades qui bordent les rues. Cuneo est de ces villes qu’on n’explique pas, mais qui doit se découvrir dans les méandres secrets de son charme pour se dévoiler lentement à ceux qui l’aiment. Bien sûr elle déploie la richesse de tous ces atours et des joyaux dont elle se vêt. Des palais médiévaux, des églises baroques, une Tour Communale qui surplombe orgueilleusement la ville… Mais il faut surtout la parcourir dans la nudité de ses ruelles, saisir l’émotion d’un détail, la qualité de ses silences. Et pourtant, la Belle n’est pas pour autant endormie!

Pour la 18e fois, Cuneo a vécu en août au rythme du Festival Mirabilia, celui du cirque et des arts du spectacle. Au terme de plus de 200 spectacles présentés par une cinquantaine de compagnies internationales, on reste parfois stupéfaits de l’originalité de ces événements où tout se confond, musique, dance, théâtre, mais aussi la magie, le burlesque, l’acrobatie avec toujours une philosophie décalée qui s’y mêle. Cette année, c’était un album des Rolling Stones qui donnait le ton, Gimme shelter. C’est-à-dire, Donne-moi un abri, avec des paroles si puissantes encore aujourd’hui: « Oh, une tempête menace ma vie aujourd’hui. Si je ne trouve pas d’abri, ô oui je disparaîtrai« .

Plaisir de déambuler parmi les détours mystérieux de la ville ancienne, mais le corps s’exprime plus pleinement dans sa relation à la nature environnante – en particulier à travers ces vastes espaces sauvages qui ont été préservés entre les deux fleuves. Un parc a été aménagé pour célébrer ce contact direct et émotionnel entre le végétal, le minéral et nous-mêmes. f’Orma est le nom de cette expérience sensorielle totale qui nous invite à marcher pieds nus! Toucher, sentir, entendre selon que la voûte plantaire rebondisse sur telle pierre, que l’eau la caresse, que le sable l’apaise avec tant d’autres découvertes sur ce corps que trop souvent nous oublions de penser autrement qu’en termes de narcissisme ou de spectacle!

C’est pourtant celui-ci qui nous accorde à la nature. Alors, en quittant Cuneo, pourquoi ne pas emprunter la haute route du sel? Entre les Alpes et la Méditerranée, cette ancienne route militaire complètement en gravier et d’environ 30 kilomètres s’ouvre aux touristes et aux sportifs durant la saison estivale. Alors, pourquoi ne pas l’emprunter, marcher, y courir, y pédaler ou voler à travers ses rêves, loin, là-bas, vers les vagues de la Méditerranée et y faire surgir en soi tout le bonheur du monde avec au bout « La mer, la mer toujours recommencée » ?

photo Une : Valle Stura © Simone Mondino