03 Déc Portrait sensible d’une femme lucide
Daniel Benoin réexplore la profondeur saisissante d’un des plus beaux textes de Botho Strauss, Une lettre de mariage, extraite du recueil de nouvelles Personne d’autre, édité par Gallimard et qu’il avait déjà adapté en 1992. Création du 7 au 23 janvier 2025 à Antibes, au théâtre Anthéa.
Ce texte, qui n’était pas au départ destiné à la scène, Daniel Benoin en a fait un monologue intimiste. Dans cette nouvelle version, Aurélie Saada, moitié du duo de chanteuses Brigitte, permet au personnage qu’elle interprète de dire autrement sa douleur par la musique, avec une scénographie particulière où la vidéo est pensée pour refléter l’état psychologique de la femme, comme une matérialisation de ses pensées et de ses souvenirs.
L’histoire
Au lever de rideau, une femme, qui n’a que son chagrin et sa dignité, est seule dans un grand appartement, enfouie dans une veste qui appartient à l’homme qu’elle aime et avec lequel elle a vécu 17 ans. Aujourd’hui, cet homme se marie avec une jeune femme. Il ne l’a pas invitée à la fête, alors elle lui écrit. Elle a plus de 40 ans, ils n’ont pas eu d’enfant, il ne lui reste plus rien qu’une photo à laquelle, souvent, elle s’adresse, qu’elle serre sur son cœur pour mieux, qui sait, en retenir le souvenir. Elle ne pleure pas, mais elle est parfois violente, elle a peur, et puis elle craque, tente de rétablir la chronologie de l’amour, d’analyser les racines du chagrin, et puis rit, d’elle, de son sort, et de lui, l’infidèle… Lucide et brisée, elle se reconstruit dans sa parole libérée, jusqu’à atteindre une forme de splendeur, et reconquérir sa féminité au cœur même de la douleur. « Tu es heureux, et aveugle, je suis malheureuse, et je vois » : du désaveu à la reconstruction, de l’amour à la liberté, en traversant la solitude, c’est le portrait magnifique d’une femme qui se bâtit sur la scène.
Une reprise très différente
Pour sa première adaptation de Personne d’autre, Daniel Benoin avait rencontré Botho Strauss à Venise, chez lui, alors que le dramaturge et romancier allemand était au sommet de sa carrière, ce moment où tout était succès – romans, nouvelles, théâtre. La reconnaissance le comblait. Ses pièces, mises en scène par Peter Stein, se jouaient à guichet fermé, et ces deux hommes étaient en train de révolutionner le théâtre contemporain. C’est tout cela qui donné envie à Benoin, avec cette reprise, de rendre hommage à cet auteur avant-gardiste et à sa plume si singulière.
Daniel Benoin cherchait une nouvelle manière de le faire, une comédienne différente. Et il a trouvé Aurélie Saada. Il avait envie de rajouter des choses importantes par rapport à ce qu’il avait fait il y a 30 ans. En particulier, l’idée de la musique et l’idée du chant qui lui semblaient très importants. Aurélie Saada, qui incarne le personnage principal, est autrice-compositrice, actrice, réalisatrice et chanteuse. Elle s’est faite connaître du grand public grâce à Brigitte, un duo de chanteuses françaises qui lui a valu un franc succès avec sa comparse Sylvie Hoarau. Actrice dans des séries TV, elle a aussi quelques films à son actif, devant et derrière la caméra. Ce qui en fait un personnage atypique de la scène française. Elle interprétera donc des chansons dans cette nouvelle version de Personne d’autre, pour intensifier l’émotion des moments de silence et d’isolement. Le piano devient alors plus qu’un objet, puisque la musique traduit ce que les mots n’osent pas dire.
Une scénographie poétique
Pour cette version 2025 de Personne d’autre, Daniel Benoin a opté pour une nouvelle scénographie, avec des décors signés Virgile Koering et des costumes de Nathalie Benoin : une maison dans laquelle cette femme erre et qui devient une sorte d’espace trouble, entre réalité et cauchemar, un lieu où s’entrechoquent la raison et la folie, où tout est marqué du sceau de la douleur, de la solitude. C’est dans cette absolue « démolition » que cette femme trouve sa grandeur. Le bureau de la protagoniste représente à la fois l’acte de création (la rédaction de la lettre de mariage) et la tentative d’apprivoiser l’intangible (l’amour, la solitude, le doute). Le piano symbolise un espace d’introspection plus libre, où le personnage dit autrement sa douleur par la musique. Quant au fond de scène, il est structuré par des pans verticaux qui servent de surfaces de projections vidéo – dont Paulo Correia, fondateur du Collectif 8, a la charge. Ils viennent créer un espace mental complexe. Ces images – visages flous, fragments de souvenirs, paysages lointains – dialoguent avec le texte et apportent une profondeur visuelle qui répond à la voix et à la musique. Cet univers d’images est pensé pour refléter l’état psychologique de la femme, comme une matérialisation de ses pensées et de ses souvenirs.
Cette nouvelle mise en scène de Personne d’autre est donc pensée comme un voyage sensoriel et émotionnel. Le chant, la parole et les projections se répondent, dessinant une cartographie intérieure où chaque élément de la scénographie – le bureau, le piano, les images projetées – symbolise les multiples facettes de cette femme en quête de réconciliation. Gageons que vous puissiez ressentir l’émotion que celle-ci a suscitée auprès de Daniel Benoin, et que vous receviez ce texte en vous rappelant que c’est un homme qui l’a écrit… à la place d’une femme. En ces temps troublés, il est heureux de savoir que c’est encore possible.
7 au 23 jan, Anthéa, Antibes. Rens: anthea-antibes.fr