04 Déc L’agrafe fichée dans la peau
Prix littéraire Le Monde 2024, L’Agrafe de Maryline Desbiolles nous emporte dans une langue éblouissante sur les terres de l’Escarène, dans l’arrière-pays niçois où vit Emma Fulconis, adolescente sauvage et libre comme le vent, petite fille de harkis, qui voit son existence mordue par les crocs d’un « chien qui n’aime pas les Arabes« . Un roman rédempteur, où la force de vie l’emporte sur celle du passé.
« Ça court toujours, ou presque, dans mes livres« , reconnait Maryline Desbiolles. « Avec des empêchements. Et c’est une condition du déploiement du corps dans l’écriture. » Un corps pas encore nommé qui nous apparait dès la première page. « On ne voit qu’elle. On l’a vue si souvent courir par ces travers quand bien même c’est impossible« . Où surgit aussi(et)tôt le trouble d’une course « saccadée, capricante. Une vraie chèvre désormais plutôt que le cheval qu’elle fut. » Car la vie d’Emma, jadis surnommée l’Athlète, tant elle n’aimait que courir à travers les collines, a basculé après l’attaque du chien de son ami Stéphane, qui lui a broyé l’agrafe, cet « os frêle qui longe la face externe du tibia« .
Plus que la douleur, ce sont les mots du père qui la tourmentent : « Mon chien n’aime pas les Arabes« . Ils seront le catalyseur d’une quête sur ses origines, dans une famille « où rien n’est dit mais rien n’est caché« . Une histoire mal cicatrisée, comme sa morsure, celle de la guerre d’Algérie et de ce camp de harkis à l’Escarène où furent parqués son oncle et les siens tels des pestiférés. Mis au ban d’un village, si humide qu’il en a gardé une respiration difficile et une sourde colère refoulée, conçue autant du passé qu’à la blessure de sa nièce. Emma, figure incandescente, n’élève jamais la voix. Elle écoute l’oncle et, au fil du temps, s’émancipe de ce passé si longtemps tu, puis s’en affranchit.
De sa plume si particulière, où les mots se répètent et cognent à chaque ligne comme autant de coups rédempteurs portés à l’âme, Maryline Desbiolles détricote cet écheveau tragique au fil des chapitres, dans une colère contenue dont on devine l’origine dans un interlude sur ce lynchage raciste mortel d’un homme par plusieurs habitants du village en 2022 qui bouleversa l’auteure, habitante de cette rude vallée du Paillon sur laquelle elle ne cesse d’écrire.
EXTRAIT
(…) On ne voit qu’elle, mais rien n’est caché par elle, ni renvoyé au flou de l’arrière-plan. Elle, le petit point qui s’agite dans la broussaille et contient non seulement le flamboiement du paysage mais les coups tordus. Emma Fulconis donc, que le nom tellement d’ici n’enracine pourtant pas, jamais, de moins en moins, elle qui semble à chaque pas se tirer du bourbier, la jeune Emma Fulconis, vieille de sa blessure et l’éternité des mois passés à l’hôpital, elle qui fut notre gloire locale et surnommée l’athlète, sobriquet qui pourrait continuer de lui aller, et peut-être mieux encore, comme le mot grec dont il vient, athlos, signifie lutte, combat, épreuve, mais personne n’ose désormais le lui lancer, tout juste si on ose lui lancer un regard ou, à la lettre, risquer un œil. Comment voir à nouveau ce qui fut quasi transparent, presque invisible, le corps parfait de l’athlète, de tout athlète, le corps qui ne la distinguait en rien de l’ensemble des athlètes. Comment voir ce qui la rend à présent si particulière, si douloureusement particulière, la jambe qu’elle ne cache pas, dont elle ne nous épargne pas la vue, continuant de porter shorts et jupes, la jambe couturée, réduite à sa plus simple expression, la peau et les os, le tibia et l’agrafe, la fibula appelée naguère le péroné, la jambe massacrée et la démarche qui en résulte, le pas chassé, si on veut, si on veut mettre des mots acceptables sur ce qui est si gauche, si contrefait.
On ne voit qu’elle. Le petit point en lequel se focalise le paysage ou, c’est selon, qui s’étend au paysage, le remplit, de sorte qu’il suffirait de crier dans la combe ou juste de prononcer le nom d’Emma Fulconis,
EMMA FULCONIS
pour qu’apparaisse le petit monde, ce bout de territoire en général et en particulier, en bloc et en détail, blessures, lumière, chatoiements du maquis, arbres maigres, chants des oiseaux, bruissements des insectes. Lumière grandissante, bientôt intenable, tandis que se rabougrissent les arbres et diminue le nombre des insectes. (…)
L’agrafe de Maryline Desbiolles (Sabine Wespieser Éditeur)