Sortons la tête de l’eau

Sortons la tête de l’eau

« L’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme »

Albert Camus

Notre destin ressemble en ce moment à une fable stupide. Tout ce qui était du domaine du bien public est peu à peu « annexé » par des oligarques, peu cultivés, âpres au gain, sans aucune vision prospective puisqu’ils polluent la planète et détruisent nos liens sociaux pour un profit plus facile… C’est ainsi que la mauvaise copie de Jacques Doriot (1) est en train de tenir le haut de l’affiche. Petit Pinocchio d’un patron de chaîne cryptée qui fait jouer l’épouvantail à son pantin. Ce dernier a choisi de se ranger aux côtés de pseudo-patriotes qui se disent grands défenseurs des libertés et s’affiche avec un des dictateurs les plus durs d’Europe, homophobe, raciste, despote rigide et ennemi de la liberté de la presse, nostalgique de la période obscure où son pays était allié avec Hitler. Le plus grave, c’est que l’on évite de dire, dans tous les médias, que Viktor Orban est un dictateur quand certains ne le félicitent pas. On préfère l’évoquer en le traitant vaguement d’opposant à l’Europe, par des ellipses douteuses pour éviter de dire que ce fasciste est la honte de l’Union Européenne.

Les intellectuels en font de même, évitant de dire certains mots par crainte ou par peur, qui sait… Les artistes sont rares à évoquer la monstruosité… Pourtant nous pouvons reprendre espoir, car au moins chez ces derniers il y en a encore qui osent refuser de faire des ronds de jambes. Noël Dolla (p.18), au Musée Matisse de Nice, évoque la guerre et sa violence, avec ses Fleurs du mal comme ils les nomme : trace picturale d’impacts de balles qui déchiquettent et tuent. Telle la Pythie, il nous délivre l’oracle par ses toiles qu’il réalise comme les prophéties hallucinatoires de cette prêtresse de la Grèce antique. Il redoute cette montée de haine, d’intolérance et de violence qui menace la paix au nom de la sécurité : encore un paradoxe… Au Narcissio, Quentin et Mathieu Spohn (p.19) ont livré un travail ahurissant : plus de 1700 pièces, petits bonshommes hideux qui figurent ces gens du QAnon US qui envahirent le Capitole de Washington. Sur cette cohorte de petits personnages en argile plane l’ombre de Trump, ses bravades stupides, ses théories effrayantes et surtout sa violence, sa vulgarité, son inculture et sa bêtise sans limite. Ces deux frères proposent un vote ironique pour élire « votre facho préféré » et un fanzine à la mode BD underground américaine où Trump figure comme un joker encore plus fou. Ils sont parvenus à installer une ambiance Halloween en représentant le monde où nous vivons. Ils n’y pas ici de discours sur l’art mais sur le totalitarisme fascisant et rampant qui s’insinue dans nos sociétés avec semble-t-il, notre bénédiction, puisque nous laissons faire et subissons sans rien dire… Il est vrai que les décisions contradictoires, la communication minable, les mensonges à propos de la pandémie ont déréglé nos us et coutumes démocratiques et nos esprits critiques, entraînant une perte de repère par la peur que le doute et l’autoritarisme mal placé provoquent. En voilà trois donc qui ne regardent pas ailleurs, qui ne détournent pas le regard, qui n’ont pas peur d’employer les bons mots, de montrer plus avant « la bête », de s’en moquer de manière trash, de dénoncer et de refuser…

Et si la « colonisation » oligarchique de notre région a commencé par le contrôle des médias, nous ne féliciterons pas ceux qui l’acceptent. Le « il faut bien vivre » ne suffit plus, il faut quand même garder un minimum de sens critique pour informer. À une autre époque, on appelait ça collaborer… Mais que faire à part refuser la colonisation, la privatisation du monde et des routes de l’internet ? Tous ces pseudos réseaux sociaux peuvent diffuser des massacres en direct, de la violence, des fakes, pour ne pas dire des mensonges, ou des horreurs, mais gardent une sorte de morale puritaine de robot où il ne faut pas montrer des seins. Ils sont pourtant tous éditeurs, les messages s’inscrivent sur des pages html que tout un chacun peut voir. Pourtant ils ne respectent aucune éthique, aucune règle. Ils ont remplacé la loi par des conditions générales d’utilisation. En fait, ils font la leur. Et ils parviennent même à faire élire qui bon leur sert, à déstabiliser la démocratie, dans leur seul intérêt. Qui a dit qu’il fallait « faire avec » ? Pourquoi leurs propriétaires, oligarques richissimes, ont-ils le droit de continuer alors que ceux qui donnent l’alerte comme Julian Assange sont jugés comme des malfrats pour le seul crime d’avoir dit la vérité? Comme disait Guy Béart dans sa chanson : « Le premier qui dit la vérité… il doit être exécuté« . Mais quand on parle la novlangue, qu’est-ce que la vérité ? Et voilà le complotisme qui repart avec l’extrémiste qui se plaint de ne pouvoir dire qu’il est raciste, au nom de la vérité, alors que le racisme est un délit et non une opinion. À ce propos, j’ai été frappé de rencontrer un cinéaste, adulé pour ses positions progressistes, pour ses films comiques et transgressifs, pour son amour du documentaire, dire que Zemmour disait ce qu’il pensait, qu’il disait LA vérité… Confondant l’éloquence et la justesse… La confusion est une grave maladie de civilisation, elle a déjà permis tant de crimes de masse, de massacres, de génocides, d’holocaustes, de pogroms, de tortures, de déportations, de guerres… La surenchère du pire est devenue une manière de débattre : le « si lui le fait pourquoi pas moi ? » nous fait dévaler de plus en plus vite la pente de la barbarie… On ne peut jamais revenir en arrière dans une civilisation, on s’effondre ou on évolue.

Certains créateurs le savent et commencent à le crier et c’est tant mieux. L’hommage à Albert Camus (p.9) repoussé d’une année pour raison de virus est un paradoxe funeste : l’auteur de La peste qui avait fait une parabole de cette épidémie pour figurer le totalitarisme qui guettait, est célébré par Abd Al Malik, un poète rappeur et romancier, issu de ces quartiers qu’on stigmatise après les avoir construits et laissés pour compte. Daniel Picouly qui a vécu dans une de ces banlieues, où il y a enseigné, connaît bien, il est Président de la Fête du livre du Var 2021, à Toulon (p.24-25). Il se rappelle que ce festival fut le premier où il fut invité comme auteur, du temps où cette manifestation était l’îlot de résistance à l’extrême droite au pouvoir à Toulon. Le Conseil départemental du Var s’en rappelle et continue de lutter ! Voilà un vrai signe, on a beau traiter les gens comme des animaux, leur spiritualité, leur créativité, leurs mots les élèvent : LA CULTURE EST INDISPENSABLE A L’HUMAIN, CAR IL EST UN ÊTRE SOCIAL QUI A BESOIN DE LIEN. QU’EST-CE D’AUTRE QUE LA CULTURE, Monsieur le Président ?

Dès lors qu’un premier de la classe a eu le droit de dire de telles âneries, comme ses prédécesseurs avaient commencé à le faire, il ne faut pas s’étonner que des partis d’extrême droite se permettent de dire qu’ils défendent la liberté en allant chercher le soutien d’un dictateur homophobe, raciste, liberticide comme Orban. Tout devient malheureusement possible… Alors merci Albert Camus, merci Abd al Malik, merci Noël Dolla, merci Quentin et Matthieu Spohn, merci Daniel Picouly, merci à tous les artistes qui s’engagent pour votre courage, mais surtout pour votre capacité à imaginer un monde différent. L’innovation n’est pas toujours le progrès quand elle néglige la condition humaine. Mieux vaut l’imagination et la création pour vivre ses rêves plutôt que de rêver sa vie passivement devant un écran.

(1) En 1936, après son exclusion du Parti communiste, il fonde le Parti populaire français (PPF) et reprend le journal La Liberté, qui prend position contre le Front populaire. Durant la guerre, Doriot est un partisan radical de la collaboration et contribue à la création de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF). Il combat personnellement sous l’uniforme allemand sur le front de l’Est, avec le grade de lieutenant de la Waffen-SS. Lui aussi disait combattre pour la liberté, ce journaliste ne vous rappelle personne ?