Décryptage d’un quotidien monstrueux

Décryptage d’un quotidien monstrueux

Quentin Spohn a frappé deux grands coups à Nice, avec l’étonnante exposition réalisée en collaboration avec son frère Matthieu, Tracts, salves, flammes, entre fiel et terre, visible jusqu’au 29 janvier au Narcissio, et avec Carambolage au marché d’Anvers, gigantesque fresque qu’il avait présentée en 2020 à l’Espace À VENDRE. Son engagement face à la montée des populismes et sa manière de montrer notre quotidien constituent un discours novateur, dans une période où les mots manquent pour qualifier ce violent dérapage généralisé d’une partie de la population mondiale qui semble en manque de repères. Il témoigne pour nous et nous donne sa grille de lecture.

Quentin dessine depuis l’enfance. Sans être un acharné, sans penser à devenir un artiste. À cette époque, il reproduisait de la BD : Hergé, Bilal… Sans le savoir, il avait déjà un sens plastique original, car il portait un grand intérêt aux catalogues Lego ! Aussi, il sanctuarisa sa chambre dans laquelle il échafaudait des constructions qu’il prenait en photo pour reproduire les scénographies inspirées par ces catalogues qui lui paraissaient réalisés par des amateurs de peinture… Personne ne devait y pénétrer… C’est là qu’il a expérimenté ses premiers travaux sur l’image et dans l’espace, comme des prémices de scénographie. Par la suite, il découvrira des reproductions d’œuvres de Bosch et Brueghel

Mais il poursuit le dessin ! Au collège et au lycée, les arts plastiques sont la seule matière où il présente des facilités. Il s’oriente alors vers un bac Lettres et Arts plastiques. Puisqu’on l’encourage, il s’essaie à quelques peintures et s’intéresse réellement à cette forme artistique en se promenant dans les galeries et musées. C’est la seule chose qui l’intéresse alors.

Quentin a un frère jumeau, Matthieu. À l’époque, il éprouve des difficultés pour communiquer, mais parvient à créer, avec son frère, une sorte de « métalangage », compréhensible par eux seuls. En fait, le seul domaine où l’expression lui paraît plus simple est celui des arts plastiques. Alors, il tente les Beaux-Arts de Paris, le meilleur moyen, d’après lui, pour devenir peintre au sortir du BAC. C’est un échec. Comme il ne peut présenter sa candidature que deux fois, que faire en attendant d’avoir un dossier un peu plus mature ? Il tente la fac l’espace d’une semaine, sans succès. Il prend le temps de redécouvrir Paris, dont il est originaire, en vagabondant et en faisant des photos. Puis il intègre une école d’illustration/graphisme « pas terrible« , reconnaît-il. Il aurait pu avoir le diplôme, mais fait une rencontre décisive, avec un jeune professeur d’Histoire de l’Art, de moins de 30 ans, artiste, photographe, Jean-François Spricigo, qu’il ne remerciera jamais assez. C’est lui qui l’a incité à prendre une autre voie au vu de son potentiel plastique. Cinq minutes après l’avoir rencontré, il décide de quitter l’école en question et met tout en œuvre pour devenir peintre. Il retente les Beaux-Arts de Paris, se « rétame » une nouvelle fois. Côté familial, cela devient difficile, mais ses parents l’accompagnent malgré tout. Il fait alors une année de prépa’ pour tenter d’autres concours dans d’autres écoles d’art. Il hésite : Nice, Paris, Genève ? On lui conseille la Villa Arson. Et, pour l’anecdote, c’est en mangeant un kebab du côté du quartier Valrose que la différence s’est faite ! Pour lui, ça ressemblait à du Bilal. Un signe… L’endroit semblait rendre possibles les choses. Alors qu’à Genève, il en mangea « un dégueulasse et très cher« , souligne-t-il en se marrant… Il fait ses 5 ans à Nice, mais il lui faudra 4 ans – il est alors âgé de 27 ans – pour se rendre compte qu’il est mal à l’aise avec la peinture et qu’il lui manque un recul critique sur ce qu’il créait. Il lui faut donc simplement travailler en dialogue avec la peinture.

Vue de l’exposition Tracts, salves, flammes entre fiel et terre de Quentin et Matthieu Spohn © Marc Lapolla

La « monstrueuse parade »

Ce projet d’installation monumentale, conçue avec son « frérot » (jumeau, ingénieur), a germé en 2017, après l’élection de Trump, soit bien avant les événements du Capitole, mais au départ sans aucune prétention politique. Quentin Spohn présente toutefois un intérêt particulier pour les peintres qui ont su donner une image du climat social de leur époque comme Otto Dix ou Georges Crosz. Ce genre de projet est aussi nourri par ce qu’il entend, comme tout le monde, dans la rue, les cafés… Pour lui, ce témoignage sur son temps est important, sans pour autant prendre une option politique ou faire du prosélytisme. Il y a une forme de colère intérieure face au climat sociétal du moment qui motive un tel projet. Il y a travaillé deux à trois mois par an, à côté de ses autres travaux en cours, comme une respiration. Son frère descendait alors de Strasbourg pour l’aider pendant ses vacances.

Ce projet, qui, au départ, était basé sur les USA, a évolué au regard de la situation de la France, voire de l’Europe, où les courants haineux et xénophobes se développent, où des partis d’extrême droite prennent le pouvoir. Il décide alors de décentrer son projet, car même en France, un parti comme celui que dirige Marine Le Pen est aujourd’hui communément admis comme étant « un parti comme les autres« . Quentin le dit lui-même : « Il y a 15 ans, on n’aurait jamais vu un membre d’un tel parti passer régulièrement aux infos« . Pour lui, il est étonnant de constater que les journalistes participent de cette banalisation en présentant ce type de personnes comme des candidats tout à fait « comme les autres ». Zemmour a constitué une figure qui a pas mal motivé ce projet par le même phénomène de banalisation médiatique. D’ailleurs, dans son quotidien, au café, discussions racistes, voire saluts nazis, l’interpellent tout autant, et contribuent à l’idée de cette « monstrueuse parade ».

En cours de route, le projet s’est donc nourri de l’actualité, et des événements comme l’assaut du Capitole et le fameux « homme bison » se voient alors intégrés dans le projet. L’idée est de travailler sur un « cortège monstrueux« , et d’envisager en volume – à l’image de la célèbre armée de terre cuite chinoise – un tableau qui lui parle beaucoup : L’entrée du Christ à Bruxelles de James Ensor. Il s’intéressera ainsi aux cortèges de soutien en faveur de Trump, aux représentations de l’ultra droite, aux mouvements fascistes dans les stades (il aime beaucoup le football)…

Une ode à la laideur ?

La monstruosité comporte plusieurs sens pour lui. Tout d’abord, il veut souligner le caractère ridicule de ces cohortes de gens se prenant pour des soldats, des gladiateurs, avec toutes leurs postures ridicules représentatives d’une certaine virilité ou d’une expression qui se voudrait chevaleresque. Le détournement n’en est que plus facile bien que, pour lui, la réalité soit déjà assez caricaturale. Il n’a eu guère à forcer le trait.

Il savait que ce projet lui prendrait du temps, mais il lui semblait nécessaire étant donné l’époque que nous traversons… Monumentale, l’installation présentée au Narcissio compte plus de 1700 figurines qu’il a réalisées avec son frère ! Mais il ne voulait pas l’accumulation pour l’accumulation, processus qui aurait motivé une multiplication par des moulages, ou par tout autre procédé de reproduction rapide. Il a préféré le modelage, figurine après figurine, ce qui lui a permis de travailler sur l’expression de la haine, voire de la rage… Comme un exercice sur l’art de la grimace. On retrouve là aussi l’influence d’artistes qui l’ont touché et qui ont travaillé sur la laideur. D’ailleurs, il avoue qu’il se sentirait beaucoup plus mal à l’aise de travailler sur d’autres émotions, comme la « grâce » par exemple… Cette esthétique de la laideur lui permet de se rapprocher d’artistes comme – encore une fois – Otto Dix et Georges Grosz, mais aussi Max Beckmann, Honoré Daumier… Aujourd’hui, il se fixe un nouveau challenge : oublier cette esthétique de la laideur, en travaillant sur un projet autour de la céramique !

Vue de l’exposition Carambolage au marché d’Anvers de Quentin Spohn © Sidney Guillemin

Le dessin

Maladroit avec la peinture, Quentin Spohn veut justement trouver d’autres médiums pour travailler autour de la peinture. S’il a opté pour le volume au Narcissio, pour l’exposition présentée en 2020 à l’Espace À VENDRE, Carambolage au marché d’Anvers, c’est le dessin qu’il avait choisi pour travailler autour de deux peintres flamands dont les œuvres lui parlent particulièrement : Pieter Aertsen et Joachim Beuckelaer. Il considère ainsi le tableau non plus comme de la matière sur une toile, mais simplement comme une image. Au départ, il ne connaissait pas ces peintres, seulement leurs « images », il ne savait pas qu’Aertsen était l’oncle de Beuckelaer. Il a été frappé par une particularité sur plusieurs tableaux de ces deux maîtres flamands : une sorte de grande confusion dans ces œuvres qui relèvent de la « nature morte ». En effet, à l’époque, les tableaux sont régis par des règles différentes : le point de focalisation est centré sur le personnage biblique ou christique. Et une chose retiendra son attention dans les tableaux des deux Flamands : le regard peut se perdre. On n’y voit pas ce fameux point de focalisation, mais tout un ensemble. Pour Quentin Spohn, l’œil n’étant pas cantonné à un endroit particulier de la toile, il peut s’y balader sans règle.

Cela le renvoie à une « expérience du quotidien« , car lorsque l’on sort dans la rue, on est soumis à une hypersollicitation visuelle et sonore : signaux, feux de circulation, bruits divers… En se baladant, on peut voir des centaine d’images ! Ainsi nos deux Flamands ne prétendaient pas montrer le monde dans lequel ils vivaient, mais leurs tableaux pleins de fruits et d’autres choses que l’on retrouve sur les marchés nous renvoient à la même chose dans le quotidien, avec cette notion d’hyper-sollicitation quant à tout ce que contiennent les étals. L’idée n’est pas de reproduire ce qu’ils faisaient, mais de les évoquer dans notre temps présent. Chez eux, tout est au même plan. Le chou fleur et le saucisson deviennent aussi importants que la figure christique, et d’ailleurs « on peut s’apercevoir que la matière du chou est simplement extraordinaire », souligne-t-il.

Pour se dégager de l’emprise de ces tableaux, il choisit le noir et blanc, pour ne pas utiliser l’élément couleur qui dans son cas n’aurait qu’un effet de séduction. En cherchant, il découvre que le théoricien, Victor Stoichita, a travaillé sur ces deux peintres, affirmant qu’il y a quelque chose de l’ordre « d’images dédoublées » dans leurs œuvres. Il décide de le contacter par mail, de lui expliquer sa démarche et lui indique qu’il aimerait lui envoyer un dossier avec ses travaux. La réponse ne se fait pas attendre. Elle est très rapide et enthousiaste. Mais après l’envoi de ses dessins, aucune réponse ne lui parviendra… « Sans doute a-t-il été choqué par la perception que j’en avais« , se dit Quentin… Son projet artistique sur le long terme est de trouver des peintres comme ces deux Flamands et de leur rendre hommage, en soulignant le lien qu’il y a entre la perception qu’ils avaient du monde en leur temps et celle que l’on peut avoir aujourd’hui. Des peintres qui font écho à son expérience personnelle du quotidien.

En ce moment, il compose des dessins où il est question du « presque rien » dans notre quotidien, comme une sorte de divagation et d’évasion dans la simple contemplation « de traces sur un mur qui peuvent évoquer un paysage, une montagne ou une forme animale« . Comme une projection de l’imaginaire, un écho à l’œuvre de Brassaï notamment : des graffitis sur les murs, des petits mots… Car on peut à la fois « passer à côté », ne pas les voir, ou se dire qu’on vient de faire une rencontre poétique.

Les artistes

Quentin Spohn admire Boticcelli, très gracieux, très élégant, même si ça ne correspond pas à ce qui l’attire. C’est pourquoi, il se sent plus proche d’artistes comme Bosch et Brueghel, avec qui la laideur est présente, mais où figure une certaine jouissance : « C’est de l’ordre de la vie : le difforme, l’étrange me semblent beaucoup plus riches comme territoires ». Ainsi, est-il allé voir du côté des idéologies fascistes et nazies pour savoir comment on pouvait adhérer à ces images, comment tout ça se construisait… « On y trouve souvent des « beautés stéréotypées » : l’homme est musculeux, viril, sans personnalité… Un homme métallique… La femme, elle aussi, est très archétypée, elle ne laisse pas de place à autre chose… Et j’ai eu beaucoup de plaisir à déformer tout ça ! » Quentin Spohn trouve la perfection ennuyeuse et surtout peu humaine, peu vivante. On dirait qu’il utilise cet attrait pour la laideur comme un coup de stabilo… Pour lui, grossir ce trait n’est-il pas une manière de réclamer violemment le droit à la différence, le besoin de diversité ?

Ainsi pour sa « monstrueuse parade » a-t-il commencé par travailler sur photo pour modeler la terre qui a servi à réaliser les personnages, puis a façonné peu à peu, sans regarder ce qu’il faisait, pour varier les grimaces de ses figurines. Il n’aurait pas su moduler des visages gracieux. Comment faire, dit-il ? Alors que le domaine de la laideur, du disgracieux, du repoussant ouvre beaucoup plus de possibilités, selon lui. « L’hyper masculinité ou le fait d’être un guerrier sont des choses très repoussantes dont je me sens très éloigné (…) En fait, tout ceci augmente les possibilités de caricature. Mais travailler sur la laideur, pour moi c’est célébrer la manière qu’avaient Otto Dix ou Georges Crosz de traiter ces thèmes« . Il semble pour lui qu’une certaine perfection, déshumanisante, des représentations publicitaires soit une réminiscence des codes esthétiques fascistes et nazis. Il y a donc certains « modèles » qui se perpétuent et façonnent certaines mentalités. Quentin Spohn estime qu’il aurait pu se construire autrement si les modèles de masculinité et de féminité avaient été différents, car s’il reconnaît que les choses évoluent, il lui semble que ces archétypes douteux persistent.

Tracts, salves, flammes entre fiel et terre de Quentin et Matthieu Spohn : jusqu’au 29 jan 2022, Le Narcissio. Rens: le-narcissio.fr & espace-avendre.com
(photo Une : Vue de l’exposition Tracts, salves, flammes entre fiel et terre de Quentin et Matthieu Spohn © Marc Lapolla)