Jacques Ferrandez entre deux rêves

Jacques Ferrandez entre deux rêves

La Provence, l’Algérie, les romanciers… Jacques Ferrandez leur a rendu hommage en dessinant une quarantaine d’albums. Habitué des grandes maisons d’édition et prisé des grands salons, il ne dédaigne pas l’invitation des petits lieux. Bien au contraire. Comme cette séance de rencontres et dédicaces dans la librairie La Pléiade de Cagnes -sur-Mer, le 1er octobre dernier. Retour sur une rencontre autour de Giono et de la littérature.

Laurence Fey : Vous êtes toujours en « tournée » pour la promotion de votre album Le Chant du monde, d’après le roman de Jean Giono. Cette histoire étant très riche, vous auriez pu envisager de réaliser plusieurs albums ?

Jacques Ferrandez : Pour Frères de Terroirs, par exemple, il s’agissait de pérégrinations, de carnets de route. Avec mon ami, le chef Yves Camdeborde, nous ne connaissions pas à l’avance le nombre de nos rencontres avec les producteurs, vignerons… et nous ne souhaitions pas « tasser » les récits. Nous nous sommes donc étalés sur deux volumes. Ces « carnets de croqueurs » ont d’ailleurs été réédités en un seul volume (Éditions rue de Sèvres).
Mais pour Giono, non, j’ai opté pour un seul volume, j’ai préféré rester dans la cohérence de l’œuvre et dans la logique du roman. Je reste aussi au plus proche des émotions que j’ai ressenties à la lecture. Comme je l’ai fait pour Camus également, pour L’étranger ou Le Premier Homme. Je suis au service de l’œuvre quand je l’adapte, au plus près de son esprit, je la respecte, j’ai cette loyauté. Giono avait le projet d’en faire un film, le scénario existe et je m’en suis également inspiré. Giono aimait John Ford et il voulait de l’action, faire un western provençal. Ce qu’on voit dès mes premiers dessins dans cette BD. Sinon, il s’agit d’une Provence imaginée, sans lieux répertoriés dans une époque indéterminée. Giono avait fait des repérages et moi aussi avant de me lancer. Les paysages étant sublimes, j’ai intégré souvent des aquarelles sur des doubles pages et inséré des vignettes. C’est ma marque de fabrique ! C’est passionnant de restituer une narration, tout en faisant une proposition différente…

Le 8 octobre dernier passait justement sur France 3 le documentaire de Fabrice Gardel, intitulé Giono, une âme forte. L’hommage rendu au grand écrivain dès 2019 se poursuit pour le cinquantenaire de sa mort.

Tout à fait. J’étais l’un des invités des Correspondances de Manosque en 2019, Je présentais ma version du Chant du Monde et c’était aussi l’occasion de projeter en avant-première le film de Michel Viotte sur mon activité, Le chant du monde, du roman à la BD. Il s’agit d’une immersion pendant un an dans mon univers, ma façon de travailler. Le lecteur peut ainsi découvrir les différentes étapes de création, des premières recherches – premiers choix, premiers croquis -, à la réalisation finale.
Toujours à Manosque, Fabrice Gardel a présenté en avant-première cette année son documentaire sur Giono, narré par Ariane Ascaride. Je suis d’ailleurs cité dans les « Remerciements ». Je l’avais mis en contact avec Jacques Mény, président des Amis de Giono, conseiller artistique et cinéaste, qui a écrit la préface de mon album. Mon ouvrage était sorti en 2019 afin de correspondre à l’exposition du Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée de Marseille), d’octobre 2019 à février 2020.  2020 reste « l’année Giono », avec pas mal de publications, d’essais, de belles émissions et chroniques sur France inter, France Culture… Cela remet de fait un éclairage sur mon album.

Vous connaissez sûrement le court-métrage animé L’Homme qui plantait des arbres d’après le texte éponyme de Giono ? Avez-vous déjà été tenté par le dessin animé ?

Je n’ai jamais été approché pour un projet de ce type. À une époque, il était question que mes Carnets d’Orient deviennent une série télévisée… Mais à mes yeux, l’animation est un tout autre métier, et un tout autre travail. Le dessinateur canadien, Frédéric Back, a réalisé son court-métrage tout seul, dans son coin, un travail colossal !  Le film d’animation demande la coordination d’un tas d’équipes, c’est bien plus lourd comme démarche que la BD. À vrai dire, cela ne me tente pas. Je travaille en solitaire et j’apprécie cela.

On sépare de moins en moins littérature et Bande dessinée. Dans les Grands entretiens de Nice, qui ont remplacé le Festival du livre cette année, vous êtes d’ailleurs le seul illustrateur à intervenir parmi des romanciers.

Le 17 octobre dernier, j’étais invité au centre d’Arts et de Culture L’Artistique de Nice et le film de Michel Viotte, sur mon travail d’illustrateur, a été projeté pour l’occasion. L’organisateur de ces Grands entretiens, Christian Giraud, m’a proposé d’y représenter ma discipline. Depuis un bon moment, la barrière est tombée entre les différents mondes de la BD et de la littérature, des passerelles ont été jetées. Par exemple, Jean Teulé vient de la BD et il est devenu romancier, des auteurs « noirs » sont passés dans la production « blanche »… Cela fait au moins 30 ans que nous, les illustrateurs, ne sommes plus ostracisés ou assimilés à une sous-littérature ou à une littérature pour gamins. Avec la BD tout est possible et elle permet d’aborder tous les sujets. Aujourd’hui la BD est tout à fait estimable et invitée sur les grands plateaux comme celui de La Grande librairie. Remarquez, quand nous étions à l’écart, dans notre petite bulle, cela nous arrangeait un peu !

Vous avez dit préférer le terme de « Bande dessinée » à « Roman graphique », emprunté à l’américain. Mais entre un album cartonné et un format « roman », il y a tout de même une différence, ne serait-ce qu’en feuilletant?

Mon album Le Premier homme est-il un roman ou une BD ? Les formats ont éclaté, les standards ont évolué, les effets de « collection » ou « intégrale » sont parfois contraignants… En tous cas, si la BD est devenue aussi estimable que les autres arts, plus besoin d’anoblir le genre, il s’est anobli lui-même. Cela dépend aussi du récit et du type de dessins. Le noir et blanc s’adapte-t-il plus au roman ? Dans les années 80, le slogan de la collection Casterman, dans laquelle sont parus Carnets d’Orient, était Le roman s’écrit aussi en Bande-Dessinée. En 2018, Casterman a également organisé une exposition sous ce titre…

Comment la situation actuelle impacte-t-elle votre activité ?

Le confinement n’a pas modifié grand-chose, car rester chez moi est mon lot habituel ! En revanche, cela a bien entendu pesé sur les différentes invitations : annulations, reports…
Dès la fin du premier confinement, j’ai constaté avec grand plaisir l’engouement dingue pour les librairies de quartier. Non seulement cela a renoué ou renforcé le lien avec les libraires, mais les lecteurs ont multiplié leurs achats et nous les signatures ! Nombre de libraires ont sauvé leur année à ce moment-là, et j’espère pour eux, pour nous, que cela continuera. Je me rends beaucoup dans les librairies, même celles qui ne sont pas spécialisées, même au fin fond de la France. Ces libraires sont des passionnés, qui se battent, qui ont beaucoup d’imagination, de la ressource, qui payent de leur personne et ne comptent pas leurs heures. Il est évident qu’il faut les valoriser, les encourager à tout prix, bannir les géants du web…
La BD pour moi c’est un rêve d’enfant et un accomplissement d’adulte. J’ai la chance aujourd’hui de vivre de ma plume et de mon pinceau. Mais à mes débuts, il y a 40 ans, je savais que c’était un métier précaire et j’ai pris le risque. Heureusement, j’ai rencontré mon public et cela a marché. En outre, il existait moins d’auteurs à l’époque, moins de publications, et on comptait peut-être 300 nouveautés par an au lieu des 5 000 actuelles. La profession se paupérise, peu arrivent à vivre de leur travail. Sans doute faut-il revoir le système pour les auteurs. Le déblocage d’aides est un très bon signe pour la culture. À confirmer ?

Les auteurs « entre deux rives », comme vous, activent votre créativité. D’autres auteurs méditerranéens vous tentent-ils ?

Il y aurait tant d’albums à faire ! Et à chaque fois, c’est un gros chantier, il faut y consacrer beaucoup de temps. L’œuvre doit éveiller quelque chose en moi, ouvrir un imaginaire, évoquer des paysages. Edmond Baudoin a interprété Le Procès-verbal de Jean-Marie Le Clézio. Tout est une histoire de coup de cœur, avec une œuvre, un auteur. Ça a été le cas avec Tonino Benacquista, pour L’Outremangeur, La Boîte noire, Maurice Attia pour Alger la noire… Pendant un salon, on partage des moments entre auteurs, on fait des projets. Parfois ça marche, parfois on peut passer à côté, parfois ça prend du temps ! J’aime me laisser surprendre par les opportunités, par une belle rencontre, prendre les choses comme elles viennent…

Vous avez confié que chaque album occupait un an de votre vie. En ce moment, avez-vous déjà débuté un nouveau projet ?

La promotion du Chant du monde s’étire en longueur, du fait des hommages rendus à Giono, mais aussi de la pandémie. La promotion prévue au printemps a été décalée, les salons annulés… Je poursuis là où je m’étais engagé, mais cela empiète sur mon nouveau travail : la poursuite des Carnets d’Orient. Ce projet devrait me prendre deux ans. Dans un coin de ma tête, j’ai toujours plusieurs projets personnels en cours !

Dans le livre enquête Les sentinelles, chronique de la fraternité, paru en juin en 2020, les niçois Edmond Baudoin, Ernest Pignon-Ernest et vous-même avez été réunis via vos dessins respectifs. Un projet commun serait-il envisageable ?

Pour le moment, cela ne s’est pas trouvé. Baudoin et Pignon-Ernest sont deux personnes que j’estime beaucoup. Avec Edmond, nous nous sommes croisés un peu partout dans le monde. Cela nous fait rire, car nous nous voyons souvent à l’autre bout de la planète, alors que nous n’arrivons pas à nous voir ici, dans notre région. Edmond c’est un grand aîné pour plein d’illustrateurs, nombre de jeunes ont été influencés par son travail, son trait. Ernest, ce qui nous lie, c’est le dessin, j’aime beaucoup son travail également. Alors non, pas de projet commun pour l’instant, mais effectivement nous sommes très proches tous les trois.

Jacques Ferrandez c’est aussi…
… des couvertures et dessins pour divers romanciers comme Daniel Pennac, Jean-Claude Izzo, R. L. Stevenson, Didier Daeninckx…
… des prix, dont le prix Historia de la bande dessinée historique pour Le Premier Homme et un prix spécial du jury pour la série Carnets d’Orient
… deux albums tirés de Marcel Pagnol, Jean de Florette et Manon des sources (L’Eau des collines)
… un album avec son fils, également dessinateur, Cuba père et fils
… un apprentissage du  violon, par son père violoniste…
… des concerts de jazz en tant que contrebassiste…
… quatre albums autour du jazz dont un album-CD…

Giono l’écolo
Vous avez des enfants ou des petits-enfants ? N’hésitez pas à leur faire lire ou à leur raconter L’homme qui plantait des arbres, nouvelle de Jean Giono. Puis à leur montrer le court-métrage animé dédié, du Canadien Frédéric Back, oscar du meilleur court métrage d’animation entre autres. Avec la belle voix de Jean Noiret, l’écologie en 1953, adaptée en 1987, est toujours d’actualité, aussi vibrante et éloquente…