L’art bon, l’art brut et le vivant

L’art bon, l’art brut et le vivant

Vous connaissez le facteur Cheval et son palais insensé. Vous connaissez sans doute Robert Tatin et son domaine imaginaire. Et les autres ? Toute la cohorte de créateurs d’art singulier, pour la plupart autodidactes, qui ont eu un jour LA révélation ? Près de chez vous, il existe par exemple l’œuvre insolite de Raymond Dreux, à La Gaude, ou le souvenir de celle de Marcello Cammi, à Bordighera.

Plus de 40 ans… C’est le temps consacré par Ferdinand Cheval à bâtir son Palais Idéal dans la Drôme et son propre tombeau. Jacques Gamblin l’a immortalisé dans le film L’incroyable histoire du facteur Cheval en 2018. Avant lui, des auteurs de chansons, des peintres comme Picasso ou Marx Ernst, des écrivains, un bédéiste… se sont emparés du phénomène et ont fait l’éloge de cet art singulier. Sans oublier La Poste, qui a dédié un timbre à son facteur le plus célébré.

Autre bâtisseur d’univers chimérique, Robert Tatin, et son domaine renversant, en Mayenne. Tout d’abord ouvrier décorateur, puis charpentier, puis entrepreneur en bâtiment, il devient un grand voyageur tout en se consacrant à l’art. Robert Tatin touche ainsi à la peinture, à la sculpture, la mosaïque, la céramique… et côtoie Jean Dubuffet, Giacometti, André Breton, Jacques Prévert, Jean Cocteau… Après un mariage à Vence, il revient sur les lieux de son enfance et s’installe avec son épouse en Mayenne. Les travaux débutent dans la maison et le jardin afin de créer un « environnement d’art », peuplé de géants, héros et autre dragon. Cette œuvre monumentale est devenue un musée à ciel ouvert, encouragé par Charles de Gaulle et inauguré par André Malraux.

Dans toute la France, nombreux sont ceux qui un jour se lancent dans l’aventure artistique de leur vie, leur chef-d’œuvre comme disent les Compagnons. Avec quelques dénominateurs communs : des hommes, autodidactes, envoûtés, et qui ont longtemps essuyé les sarcasmes de leurs contemporains avant d’être reconnus.

Le facteur Cheval a donc fait des émules. Parmi eux, près de Chartres, le balayeur de cimetière Raymond Isidore et sa Maison Picassiette, recouverte, à l’intérieur comme à l’extérieur, de fresques en mosaïque, de faïence et de verre, récupérés dans des décharges. À Louviers, en Normandie, le livreur de lait Robert Vasseur qui a entièrement décoré sa maison de vaisselle cassée et de coquillages. Près d’Alençon, on peut visiter le jardin d’art brut, les sculptures en ciment et matériaux de récupération de l’agriculteur Fernand Châtelain. En Ille-et-Vilaine, en bord de mer, c’est près de 300 sculptures, à même les rochers, que l’abbé Fouré a créées pendant 25 ans. Malgré sa main droite paralysée, Marcel Dhièvre, de Saint-Dizier, a construit sa maison et l’a décorée de morceaux d’assiettes, de céramique, avec une seule main, durant 27 ans. Quant à Charles Billy et son Jardin de Nous Deux, près de Lyon, ses bâtiments et sculptures sont une ode à l’amour.

D’autres amateurs ont créé des lieux où leur imaginaire est roi. De nombreux sites sont restés anonymes, ont été disloqués ou ont totalement disparu. Certains se visitent et sont inscrits à l’inventaire des monuments historiques, d’autres appartiennent à des particuliers qui en interdisent l’accès. Le LaM (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) tente de répertorier tous les domaines et artistes, ou des lieux telle La Fabuloserie (musée jardin privé de l’Yonne, créé par le collectionneur Alain Bourbonnais pour exposer ses pièces d’art « hors les normes », soit plus de mille créations d’autodidactes), héberge et protège des milliers d’œuvres d’enchanteurs, au sein d’une maison et d’un jardin eux-mêmes réinventés.

Dans la même lignée, dans notre région, on trouve aussi un homme « seul dans sa folie… créateur marginal… qui réalise son rêve immense et fou », a écrit Niki de Saint Phalle, en vantant le facteur Cheval. Cet homme, c’est Raymond Dreux, et sa folie se nomme L’Imaginaire sans frontières.

Né à Tours, après une vie nomade, il est devenu maçon puis artiste. Très actif à Nice, il a participé à plusieurs collectifs d’artistes indépendants comme les Diables Bleus. Il a créé un Musée de l’Imaginaire dans l’Aude et un jardin extraordinaire à La Gaude. Le Musée se voulait un lieu de rencontres, de partages et d’expositions au service de l’art dit brut ou insolite, ou hors-norme… Ce lieu n’existe plus, hélas. Quant au jardin de La Gaude, il ne se visite pas, mais on peut apercevoir les sortes d’igloos, surmontés de gargouilles, de statues et magnifiés par la mosaïque, le verre…

L’œuvre de Raymond Dreux compte des peintures abstraites, des collages, des assemblages dans des boîtes, des masques et des modelages en terre cuite, et des sculptures en ciment. Le Petit musée du Bizarre en Ardèche abrite certaines de ses œuvres, ses amis Bob et Maggie Drake conservant la plupart de sa collection et de ses nombreuses archives. En attendant un nouveau musée pour servir toute une vie de création et de collecte ?

Car, généreux, enthousiaste, avide de transmettre, inoubliable avec sa longue chevelure et sa longue barbe, blanches, Raymond Dreux a fait la promotion de nombreux autres artistes comme Ciska Lallier, photographe et peintre, Jean-François de Amondis, Robert Bousquet ou mêmes des anonymes. Parmi les autres « créateurs d’environnements », il a participé à faire connaître Raymond Moralès, et ses sculptures métalliques monumentales à Port-de-Bouc, et surtout son ami italien Marcello Cammi.

À 20 kilomètres de la frontière française, dans la ville de Bordighera, le maçon Marcello Cammi avait en effet créé un lieu unique. Pendant 40 ans, et suivant ses rêves, il n’a eu de cesse non seulement de créer un jardin de sculptures de ciment, mais de revisiter son environnement en sculptant les berges du Rio Sasso. Contrairement aux autres artistes spontanés, Marcello a ainsi bâti son univers sur l’espace public. Le Rio Sasso a maintes fois emporté son travail lors de crues. Ce qui ne l’a jamais découragé à recommencer son œuvre. À sa mort, puis à celle de son épouse, rien n’a été entretenu. Une crue exceptionnelle a ravagé les rives et le jardin, les bulldozers ont achevé le travail, sans tenter de sauver quoi que ce soit. Il reste quelques fragments sur place, et des pièces ont été stockées sans soins particuliers. Il est bien regrettable que la ville n’ait protégé son artiste, considéré comme un représentant majeur de l’art brut italien, et même en dépit du testament de l’artiste et de son épouse. Petite consolation, des vidéos et des photographies gardent une trace, dont celles, témoignage et hommage, de Pierre Virol, avec plus de 10 ans d’archives.

Toujours près de chez nous, on pourrait citer encore Le jardin des fleurs de poterie, à Gattières, dans lequel Anne-Marie Deloire, a laissé prospérer son imagination à base de poteries, billes, flacons, faux fossiles… vraie poésie.

Alors qu’il soit baptisé brut, populaire, loufoque… il s’agit d’art tout court. L’art singulier reste  pluriel ! D’autres poètes fanatiques existent sûrement, à encourager ou à sauvegarder. Et vous, en connaissez-vous ?

Des lieux de folie

L’art singulier est aussi un art modeste, basé sur la récupération de matériaux. Il est le parent pauvre des « folies », se répandant du XIVe siècle jusqu’au XIXe siècle, et leurs extravagances architecturales.

Comme le célèbre Désert de Retz* près de Chambourcy, datant du XVIIIe siècle, œuvre de François de Monville, un passionné d’architecture, de philosophie, d’histoire, de botanique… de Lumières. Près de 17 hectares sont à visiter, sur les 39 d’origine, et comprennent des « fabriques », petites constructions ornementales, comme la colonne détruite ou la glacière pyramide, le tout au milieu d’essences rares, dans un jardin anglo-chinois également fou, au désordre étudié.

*Lire Le Désert de Retz, paysage choisi, de Chloé Radiguet et Julien Cendres (Editions de L’Eclat, 2009), avec une préface de François Mitterrand.

Sculpteurs d’imaginaire

Parmi les artistes (re)créateurs de mondes, au rayonnement international, citons :

– le duo magique Claude et François-Xavier Lalanne, et leurs univers peuplés, pour l’une d’humain à tête de chou ou de chaises végétales, pour l’autre d’animaux mobiliers, comme le rhinosecrétaire ou le bar des autruches.

– le duo haut en couleur Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. Niki, autodidacte, et ses parcs de sculptures monumentales, comme le Jardin des tarots en Toscane, un travail durant 20 ans ; Tinguely et ses Méta Matics ou sculptures animées, avec des matériaux de récupération. Niki lui a d’ailleurs fait découvrir le facteur Cheval que tous deux admiraient. Tinguely crée avec Niki et d’autres artistes comme Arman et César l’œuvre monumentale Le Cyclop en forêt de Milly (22 mètres et 300 tonnes).

Ben qui, sur les hauteurs de Nice, a aussi revisité sa maison et son jardin.

Jason deCaires et son musée sous-marin abritant 500 statues à taille humaine qui incitent à préserver l’océan…

Antoni Gaudi, bien sûr, que l’on ne présente plus !

Un peu de lecture

L’homme du commun à l’ouvrage, de Jean Dubuffet (Gallimard, Collection Folio essais, n° 162, 1973). Jean Dubuffet a inventé l’expression « art brut » en opposition à l’art académique.

– Le gazouillis des éléphants : Tentative d’inventaire général des environnements spontanés et chimériques créés en France par des autodidactes populaires, bruts, naïfs, excentriques, loufoques, brindezingues, ou tout simplement inventifs, passés, présents et en devenir, en plein air ou sous terre (quelquefois en intérieur), pour le plaisir de leurs auteurs et de quelques amateurs de passage, de Bruno Montpied (Éditions du Sandre, 2017)

Comment parler d’art brut aux enfants, de Céline Delavaux (Éditions Le Baron perché, 2014)

(photos : 1- Raymond Dreux dans son Imaginaire Sans Frontières © LaM / 2- Palais Idéal du Facteur Cheval © Frederic Jouhanin / 3- Musée Robert Tatin © Simon de l’Ouest / 4- Jardin de sculptures de ciment de Marcello Cammi © DR / 5- Jardin des fleurs de poterie de Anne-Marie Deloire © DR)