Quand l’humanité se mesure en sourire

Quand l’humanité se mesure en sourire

La solidarité et l’empathie ne sont, heureusement, pas seulement des postures et des discours. Des femmes et des hommes mettent en pratique ces valeurs au quotidien et naturellement. Ce fut le cas d’Émilie Petit-Breysse, infirmière anesthésiste, et son conjoint le Dr Dominique Petit, anesthésiste-réanimateur à Cagnes-sur-Mer, au plus dur de la crise sanitaire.

En activant leurs réseaux respectifs et avec une détermination sans faille, ils ont, durant plusieurs semaines, mis sur pied un pont aérien de solidarité humaine pour venir en aide à l’hôpital Émile Muller de Mulhouse, alors cluster rouge vif de cette foutue pandémie. Formation accélérée (5 heures quand même !) pour les soignants volontaires dont la post-réanimation n’est pas la spécialité. Aidés par l’association Aviation Sans Frontières pour la logistique, ce ne sont pas moins de trois équipes et 70 personnels soignants de la région PACA qui sont partis prêter main-forte dans la région du Grand-Est. Rencontre avec l’une d’elles, partie durant un mois : Cissoune ou SeaSoon pour les anglophones. Un surnom qui sonne comme un clin d’œil à sa passion : la plongée. Encore une histoire de masque et d’oxygène.

Humilité

Infirmière à la clinique Saint-Jean à Cagnes-sur-Mer en salle de réveil, elle avoue faire « un métier que j’aime ; tous les matins je me lève, je suis contente d’y aller ». Quand on lui demande pourquoi ce choix de partir en première ligne, elle admet pleine de sincérité : « Quand j’étais devant les infos à voir ce qu’il se passait, je pleurais… » Les SMS de soutien qu’elle reçoit d’amis qui pensent à elle chaque soir à 20h finissent de la décider. « Je ne me sentais pas légitime, je ne faisais rien, cela pouvait participer à mon mal-être ». Quelques minutes après avoir reçu la proposition de partir, et avec la compréhension de sa famille, la décision est prise. Remplit de craintes et de doutes, pas tant pour le danger évident que cela représente, elle souligne pleine d’humilité : « Je ne me sentais pas légitime. Je n’ai jamais travaillé en réa, et je n’ai pas la spécificité pour être efficace ». L’urgence, la pénurie de personnel, mais surtout la confiance du Dr Dominique Petit lui donnent la force d’accepter la proposition.

Elle se forme à des gestes et des savoirs qu’elle ne pratique pas au quotidien : soins de trachéotomie, fonctionnement du respirateur (volume, pression, fréquence respiratoire). Puis elle peut compter sur une équipe. « On était ensemble, chacune avec ses craintes, chacune se demandant si elle serait capable… De voir les difficultés, les appréhensions des unes et des autres, ça rendait le groupe plus fort aussi ». Et toujours, en fond, cette humilité toute naturelle : « Sans vouloir minimiser ce qu’on a fait, il ne faut pas sortir de St Cyr non plus quand même, il n’y a pas de super-héros, on avait les médecins à portée de main ». Le travail de nuit est d’une importance vitale pour certains patients. « Surveillance, nursing, changer les patients de position toutes les 3 ou 4 heures, propreté pour des personnes qui ne pouvaient pas vraiment se manifester ».

Humanité

Une infirmière et une aide-soignante pour 2 ou 3 patients. En temps normal, c’est plutôt une douzaine de patients pour le même personnel. Un rapport qui confirme l’importance de ce binôme. « Il y avait un bel échange entre l’infirmière et l’aide-soignante, on était une équipe ». Dépassement de fonction, comme on dit. Si l’humilité s’efface, c’est pour faire face à l’humanité. Les patients « ne voient pas les familles. Ça aussi, c’était un élément poignant dans la prise en charge ; alors, on faisait des Facetime avec les familles », créant ainsi des moments privilégiés. Pas évident pourtant vu la situation, comme « le fait d’être autant masqué, manipuler le patient sans avoir de contact avec lui… Alors, tu souris avec les yeux ». Cette reconnaissance par le sourire si importante au moment de créer une confiance pour des patients en détresse. « On gardait souvent les mêmes patients, pour une meilleure prise en charge ». Justement, lorsqu’on lui demande si l’équipement était à la hauteur de la situation, elle répond pleine de bon sens et de diplomatie : « On était bien équipés, mais on avait quand même conscience qu’il ne fallait pas gaspiller ». Pour les masques, 2 par jour, ou 3 si l’on considère qu’il faut le changer toutes les 4 heures. « Parfois, il y avait des restrictions, on ne gaspillait pas, on ne faisait pas de zèle, mais on se protégeait quand même », même si avec tout leur équipement sur le dos, la chaleur dans les chambres et les soins assez physiques, le confort n’était pas une priorité. « Notre grande victoire, c’est d’être toutes ressorties négatives au test… »

Qu’a-t-elle retenu de cette expérience ? « Un enrichissement, un dépassement de moi-même », elle qui avoue être sortie de sa zone de confort après « 20 ans dans le même service, sans ambition particulière ». Pourtant, la volonté de servir, au sens noble du terme, est venue naturellement. « Les aspirations bronchiques, les glaires, tout cela n’est pas ma tasse de thé… S’occuper d’un patient comme cela, il y a 2 mois, je faisais la grimace. À Mulhouse, je le faisais avec le sourire, sans que cela me donne des hauts le cœur. » Et ce travail d’équipe aussi : « Tous étaient là pour une même cause, tout le monde allait dans le même sens, c’est vraiment cela que j’ai apprécié ». Mais toujours cette épée de Damoclès, qu’il ne faut jamais négliger : la contamination. « D’habitude, quand tu prends des patients en charge, même gravement malades ou en fin de vie, tu t’occupes du patient. Tandis que là, avec le risque de contamination, tu avais l’impression d’être une unité à 3 : le patient, toi et la maladie… Tu sentais sa présence ».

Encore une fois, ce sont des comportements simples et humains qui l’ont touchée : ces « sourires Covid », comme elle les appelle, éclairs de bonheur fugaces sur le visage des patients, des chansons écrites pour les soignantes, une poésie du Dr Petit, un pot de départ, sans doute émouvant, et « la reconnaissance des commerçants ; quand on faisait nos courses, ils nous disaient, « ne faites pas la queue vous », alors qu’on s’en foutait. On avait que ça à faire en repos, mais ils voulaient que l’on se serve de notre passe-droit, parce qu’ils voulaient nous témoigner leur reconnaissance. »

Reconnaissance

Justement, parlons-en de cette reconnaissance. Le débat s’ouvre sur la réforme du milieu hospitalier. Comment être reconnaissant ? La réponse fuse : « La reconnaissance, je l’ai avec les patients. » Il faut insister un peu pour qu’elle lâche, encore pleine d’altruisme : « Il ne devrait pas y avoir de prime en fonction du poste que tu occupes. En salle de réveil, tu as une prime, mais pas les infirmières de médecine qui voient constamment des patients mourir, qui les accompagnent. Il faudrait que le salaire soit plus uniformisé, que la reconnaissance soit la même pour tout le monde… Nous, on peut avoir la pression du chirurgien, de l’anesthésiste, on n’a pas la pression des familles, leur détresse… Ce qu’on traverse avec la crise, c’est aussi se rendre compte de l’importance de tous les personnels, jusqu’à l’aide-soignante. »

Plongeuse depuis 10 ans au Club Moana, basé au port du Cros de Cagnes-sur-Mer, je lui demande s’il existe un parallèle entre son métier et sa passion. « Certaines situations m’apportaient autant de satisfaction qu’un moment unique sous l’eau. La satisfaction de ce que je faisais m’apportait un épanouissement, un plaisir que tu peux rencontrer en plongée, quand tu tombes sur quelque chose de rare, que tu es heureux du moment que tu es en train de vivre… Les résultats des patients, enlever leur trachéo, les entendre parler, c’est comme voir un dauphin sous l’eau… C’est tout aussi beau : même plaisir, même satisfaction, même bonheur ». Le déconfinement progressif ouvrant les champs du possible, l’activité sous-marine va bientôt reprendre pour elle et ses amis. Sous d’autres conditions bien sûr, mais ce sera sans aucun doute un plaisir de remettre combinaison et masque.

Tout au long de l’entretien, c’est le sentiment qui dominait ma pensée, et qui se répète dans la retranscription. L’humilité et l’humanité. Deux mots magnifiques qui ne se mesureront jamais dans le PIB. Et je ne peux que laisser à Cissoune, qui a toute ma reconnaissance pour cet entretien, le dernier mot qu’elle a écrit avant de partir de Mulhouse : « Je suis partie en toute humilité et c’est de l’humanité que j’ai trouvée ».

(photos : Cissoune et ses patients de l’hôpital Émile Muller de Mulhouse © DR)