Sur des charbons ardents

Sur des charbons ardents

Charbons ardents, nouvel ouvrage de Maryline Desbiolles, s’ouvre par un exergue emprunté à Mohammed Dib : « Il n’est que de reprendre la marche pour retrouver le vent dis-tu le vent et l’abord du visage« . Il s’agit ici de marcheurs, mais rien à voir avec des « marcheurs » d’aujourd’hui, ces toutous zélés de l’ultra-libéralisme. Non, c’est l’évocation de ces quarante jeunes issus des banlieues, notamment de la région lyonnaise, qui marchèrent de Marseille à Paris, via Strasbourg, du 15 octobre au 3 décembre 1983.

Cette marche, pour l’égalité et contre le racisme, fut inspirée par celle sur Washington, organisée pour les droits civiques par Martin Luther King. Deux ans après le 10 mai 1981, on est dans « le temps des espérances et des déceptions à la mesure des espérances. » Les participants s’appellent Farid, Djamel, Malika, Toumi, Fatima, Kheira… et leurs accompagnateurs Colette, Élisabeth, Christian, Patrick… Ils bouclent ce parcours avec maintes difficultés, tantôt accueillis avec enthousiasme, tantôt marchant dans l’indifférence, tantôt au milieu d’une rude hostilité. Parvenus à Paris, une dizaine d’entre eux seront reçus à l’Élysée par François Mitterrand. Ils obtiendront quelques vagues promesses.

C’est durant le confinement que Maryline Desbiolles a entrepris ce récit. Elle nous le montre en train de se construire. Comment elle fait remonter la mémoire des uns et des autres. Comment elle se glisse dans la marche et dans la beauté des souvenirs des participants. Elle les « rencontre » tout d’abord au téléphone, par mél, par skype, puis physiquement après le confinement. Leur histoire personnelle, leurs échecs, leur aventure, leur marche, elle les fait siennes. Par-delà toutes ces années, elle se joint à eux, avance avec eux.

Comme des coins, elle enfonce dans son texte en gestation des moments qu’elle a vécus à la même époque, y joint des proches, y enfourne des morceaux d’écriture, des fragments de récits exhumés de ses propres lectures. Le rythme est vif, se projetant avec aisance d’une phrase à l’autre. Des bouts de phrases se répètent, se poussent, reviennent. C’est ainsi qu’avance le récit avec des ruptures de ton où se glissent à l’improviste un morceau de proverbe, une comptine. Comme dans un exercice de numérologie autour du mot « neuf » : « chiffre neuf comme un sou neuf« … C’est toute l’allégresse d’écrire.

On plonge ainsi dans la profonde, la dense humanité de l’écriture de Maryline Desbiolles dont l’anti racisme et l’anti-xénophobie sont ataviques pour elle et ses parents. Le magasin de sa mère à Ugine ayant « sauté » en 1944, car elle était fille d’immigrés italiens.

Quarante ans après, quel bilan pour cette marche ? Mitigé bien évidemment. Certains ont été transformés, projetés au-delà de toute espérance, certains la portent toujours en eux, d’autres s’en sont mal remis, déçus… Quarante ans après, je constate que, de l’autre côté de la Méditerranée, il y a eu le FIS, Bouteflika et son interminable chape de grisaille, le blocage pathétique de la société. De ce côté-ci, les cités sont toujours laissées pour compte, abandonnées à la débrouille et aux ferments du communautarisme.

Certains parviennent à y survivre, très peu à s’en extraire. D’autres tombent dans les rets de « la religion », tout aussi obscurantiste, hégémonique et sanguinaire – voyez le bûcher de Montségur, la Saint-Barthélémy, Calvin à Genève, les popes arriérés du nord de la Grèce excommuniant et chassant à coups de pierres le cinéaste Theo Angelopoulos et son équipe de tournage, les gesticulations autour du mur des lamentations et de l’esplanade des mosquées, les bouddhistes dans certains pays d’Asie… La liste est infinie depuis plus de 2000 ans. Et dans le même temps, ici, les racistes sont plus agissants que jamais.

Quant à Maryline Desbiolles, marchant elle-même sur des « charbons ardents », elle conclut avec optimisme que « la réussite de la Marche est d’avoir été« , et ajoutant : « La Marche comme ce livre ne sont pas infinis mais illimités. Il nous faut mettre un pied devant l’autre sans savoir où nous allons, tremblants, inquiets, mais parfois ailés, prêts à sauter par-dessus le feu, il nous faut dépasser les bornes, les frontières, les dates. Il nous faut recommencer. » Tels sont ses derniers mots.

Charbons ardents de Maryline Desbiolles (Seuil)