Anthéa, lieu de création

Anthéa, lieu de création

« L’après-Covid » a eu un impact certain sur la fréquentation des lieux culturels. Mais malgré les nombreuses difficultés imputables à cette crise inédite, le théâtre Anthéa continue de faire rayonner notre région par ses créations. Nous avons rencontré Daniel Benoin, son heureux directeur, qui enfilera également sa casquette de metteur en scène pour présenter sa pièce événement Disgrâce.

Daniel Benoin définit Anthéa avant tout comme un lieu de création. Le théâtre produit des spectacles qui marchent très fort en ce moment même : 1984, par le Collectif 8, associé au théâtre antibois, Room, le dernier James Thierrée, ou encore Pupo di Zucchero d’Emma Dante, tous passés par Antibes cette saison, sont des coproductions internes. Sans compter la pièce qui fera beaucoup parler dans les chaumières : Disgrâce. Avec le Covid et ses contraintes inhérentes, cette pièce a mis deux ans à pouvoir être enfin jouée à Anthéa et au Théâtre du Rond Point à Paris. Présentée comme la création française de la pièce événement post-11 septembre du dramaturge américano-pakistanais Ayad Akthar, qui a suscité de nombreux débats aux États-Unis, Disgrâce est en fait un résumé des tensions raciales et cultuelles qui marquent ce début de 21e siècle. Anthéa a aussi produit L’Avare de Molière, qui se joue depuis le 15 janvier, et jusqu’au 15 mai, à Paris au Théâtre des Variétés. Record de longévité pour un classique dans un théâtre privé. Sans oublier la co-production, avec l’Opéra de Nice, du MacBeth de Verdi ! Tout ceci additionné, vous avez là un théâtre qui démontre une capacité de création qui met en lumière notre région au plan national.

L’après-covid

Producteur, le théâtre Anthéa accueille également un nombre conséquent de spectacles toute l’année. « Il est important que les spectateurs trouvent des choses qu’ils ont envie de voir : pas que du théâtre, mais aussi du cirque, de l’humour, des concerts. En fait, il n’y a que 50% de la programmation « occupée » par du théâtre. La reprise après le Covid a été difficile, le public était habitué à ce qu’il ne se passe plus rien« , explique Daniel Benoin. Et même si Anthéa a proposé des retransmissions en direct de certains spectacles, il a fallu beaucoup de travail simplement pour que les gens les regardent. Pour remédier à cette frilosité, il a même fait quelque chose qu’il n’aime pas beaucoup : proposer des spectacles gratuits, afin de faire revenir le public. « Ça se perd très vite, c’est un truc éphémère d’aller au théâtre. » Anthéa a même créé un organisme destiné à rendre les remboursements plus rapides et complets lors des différents confinements. Daniel Benoin a voulu être le plus réactif et le plus honnête possible afin de ne pas perdre la confiance de ses abonnés – ce que certains établissements n’ont pas veillé à faire, et qui vient s’ajouter aux mauvaises habitudes prises durant le confinement, faisant essuyer des revers à toute la profession…

Mais malgré tous ces efforts, Anthéa a perdu des abonnés. Il n’y a pas mort d’homme, car quand on compte 10 000 abonnés (beaucoup de théâtres en France aimeraient faire le même score), la perte est compensée par les spectateurs qui achètent quand même des billets 40% plus cher que s’ils s’étaient abonnés. Outre le confort économique qu’il procure, le système d’abonnement a les faveurs du patron d’Anthéa, car il permet un accès aux spectacles à des tarifs globalement réduits et fait partie de sa philosophie pour diriger un théâtre. « C’est vraiment une philosophie précise et l’idée qu’il y a un lien pédagogique entre le théâtre et l’art est très important. Dire à des gens venez au théâtre, venez pour la première fois dans un lieu de théâtre, c’est fondamental. Et ça, c’est ta responsabilité civile, sociale, politique. Après tout, c’est pas mal d’avoir ça en plus des responsabilités artistiques !« 

« Molière, c’est fondamental »

Si sa gestion de l’après-Covid est à saluer, Daniel Benoin s’est également fait remarquer nationalement avec son Avare de Molière qu’il joue dans un théâtre privé, le Théâtre des Variétés à Paris, depuis le 15 janvier, et ce jusqu’au 15 mai. Soit 5 mois de représentations, un record ! Le théâtre privé en France est plutôt celui où l’on rit, et que l’on nomme très souvent théâtre de boulevard. Le classique y a très rarement sa place, genre plutôt « réservé » à la Comédie Française.

Mais « Molière, c’est fondamental » pour Daniel Benoin. Une telle durée de représentations est inédite, seul Le Misanthrope, un autre Molière, avec Lambert Wilson, avait été joué deux mois, il y a 4-5 ans. Cette pièce est très particulière pour le directeur-metteur en scène : « La première fois que j’ai monté L’Avare, c’était à Stockholm, en suédois. Ce n’était pas quelque chose que j’avais souhaité monter au départ. Ce n’est pas une grande pièce de Molière… Mais quand je l’ai relue en Français avant de le monter en Suédois, je me suis dit : quand même, c’est pas mal. J’ai trouvé des idées que j’ai testées en Suède, puis j’ai monté L’Avare en Allemagne, dans les Flandres, avant de le monter en France. C’est important parce que je trouve que la rencontre entre Molière et les traducteurs européens est une chose absolument fascinante. C’est-à-dire que quand tu es face à une langue que tu ne connais pas, le suédois par exemple, tu es là et tu te dis : le mot en français est traduit comme ça, alors que ce mot-là en suédois ne signifie pas tout à fait la même chose… Et ça t’ouvre des portes formidables. Tout d’un coup tu te dis : attends, peut-être que c’est vachement intéressant cette traduction puisqu’elle me donne une intention dans le personnage que je n’avais pas vu ! Et ça, si tu veux, ça m’est arrivé dans les trois langues étrangères où j’ai monté la pièce. Alors quand j’ai commencé à la faire en français, j’étais riche de tout ça… » C’est donc une mise en scène tout à fait inattendue, avec dans le rôle d’Harpagon, un Michel Boujenah qui l’est tout autant. Preuve en est, il est justement nommé pour le Molière du Comédien dans un spectacle de Théâtre privé, lors de la 33e cérémonie qui aura lieu le 30 mai 2022. Un mélange explosif qui fédère des publics différents, avec un succès exceptionnel dans un théâtre privé… Anthéa rayonne largement hors les murs !

Disgrâce, enfin !

A l’image de sa dernière création, qu’il présentera au public azuréen après deux ans d’attente ! Disgrâce est une pièce de théâtre contemporaine en un acte d’Ayad Akhtar, publiée en 2012, qui remportera le Prix Pulitzer de l’œuvre théâtrale en 2013, avant d’être créée sur les planches, un an plus tard, à Broadway. La création française de ce Disgrâce est vraiment une longue histoire… Il a mis deux ou trois ans pour obtenir les droits, car Ayad Akhtar voulait que sa compagne monte la pièce en France. Elle ne l’a finalement pas fait (ou n’a pas voulu le faire) pour des raisons qui nous sont inconnues… Daniel Benoin obtient donc les droits et tente de la monter, une première fois, en 2020. Il faut croire que cette pièce était « maudite », car une fois les droits acquis, c’est le Covid qui s’en mêle et retarde sa création. Pourtant, tout était en place, la distribution était arrêtée : Sami Bouajila est arrivé la veille du jour des répétitions, en mars, tout juste avant l’annonce du 1er confinement. L’année suivante, la première était fixée au 11 mai, et patatras, reconfinement. « On va quand même répéter. Ras-le-bol de retarder. Ça fait 4 ans que j’essaie de monter cette pièce, j’en ai marre. Les comédiens sont venus ici, alors on va commencer les répétitions fin avril« , se dit alors Daniel Benoin, en ne sachant pas du tout s’ils pourraient la présenter… Arrive alors l’annonce de la possibilité de jouer à partir du 19 mai, mais pour seulement 300 personnes dans la grande salle. Ils en attendaient 1000 par jour… Daniel Benoin décide malgré tout de jouer deux jours, comme une sortie de résidence, pour deux fois 300 personnes, les 19 et 20 mai 2021. Disgrâce sera enfin présenté comme il se doit à Anthéa, du 26 avril au 14 mai 2022. Puis filera du côté de Paris, au Théâtre du Rond Point, en 2023.

Disgrâce est un huis clos dont l’action se passe dans un loft un peu classe avec vue sur un Manhattan post-11 septembre, une vision panoramique sur l’état du monde d’aujourd’hui. Amir (Sami Bouajila, César du meilleur acteur 2021 pour Un Fils) avocat en vue au barreau de New York a rejeté son héritage musulman afin de faire carrière dans un milieu où les juifs sont largement majoritaires. Il est marié à Emily (Alice Pol), une artiste, belle, blonde, bourgeoise. Amené à défendre un imam local accusé, probablement à tort, de financement de terrorisme, la question de l’appartenance politique d’Amir est soulevée dans la presse. La pièce se déroule à l’occasion d’un dîner avec Isaac (Olivier Sitruk), un conservateur d’art, juif, et Jory (Mata Gabin), sa femme afro-américaine. Ce qui s’annonçait comme une soirée agréable dégénère en affrontement violent autour des thèmes de l’origine ethnique, de la religion et de la politique dans l’Amérique d’aujourd’hui. Le couple formé par Amir et Emily ne devrait pas en sortir indemne.

Un musulman et sa femme wasp, chrétienne et athée, un agent juif athée et sa femme noire, pour un repas « heurté » : on pourrait croire que c’est un cliché, mais comme Daniel Benoin le souligne, « pas à New York« . C’est pour cela qu’il laisse la pièce dans cette ville si particulière et si métissée. « On arrive dans ce moment avec ce mec qui explique qu’il veut être « assimilé ». Ça se passe après le 11 septembre, mais bien évidemment, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît… » D’autant plus que cet avocat ne va pas défendre l’Imam dans un premier temps, mais juste le conseiller. On s’aperçoit que les différentes cultures des protagonistes ont laissé des « reliquats » qui font craquer le vernis sociétal, nous rappelant malheureusement le problème du « vivre ensemble » qui marque notre époque. Disgrâce a donc un fond très politique, au sens noble du terme, et Daniel Benoin adore les pièces politiques. Il est clair que nous traversons une période où le racisme, le sectarisme ou le wokisme troublent nos rapports aux autres. Et Sami Bouajila, un de nos grands acteurs français, devenu une star « hollywoodienne », était LA bonne personne pour interpréter ce rôle, empreint des contradictions qu’impliquent le sectarisme et le racisme. En 1h40, « toute personne qui a la moindre sensibilité sur ce qui se passe aujourd’hui est scotchée à son siège« , souligne Daniel Benoin.

Et pour la suite ?

Malgré les reports et annulations intervenues tout au long de la saison, le bilan est positif et des solutions ont été trouvées. Juliette Armanet, qui aurait dû donner un concert en mars, foulera finalement la scène d’Anthéa le 23 juin 2022. Quant au « cas » Gérard Depardieu, et son spectacle musical autour de Barbara, Daniel Benoin évoque « l’exploit de l’année« , car le comédien-chanteur lui-même a annulé ses dates de mars (ses déclarations sur Poutine étant tout à fait douteuses). Voici le message qu’il avait publié alors : « Je devais chanter ma Barbara le 4 et 5 mars à Antibes et je m’en réjouissais. Mais compte tenu de la gravité des évènements entre la Russie et l’Ukraine, je ne me sens pas la force de chanter ma Barbara comme j’aimerais. J’aurais l’immense plaisir de vous retrouver, peut-être, le 24 et 25 mai dans un monde de paix. » Il est clair que ce report a « détendu » tout le monde, ce spectacle ayant quand même été joué à Paris, au Théâtre des Champs Elysées. Résultat : trois soirées sold out…

Disgrâce: 26 avril au 14 mai 2022, Théâtre Anthéa, Antibes. Rens: anthea-antibes.fr
L’Avare: jusqu’au 15 mai 2022, Théâtre des Variétés, Paris. Rens: theatre-des-varietes.fr

photo Une : Disgrâce © Philip Ducap

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