Palme d’or 2022 : Ruben Ostlund sans filtre

Palme d’or 2022 : Ruben Ostlund sans filtre

Un tiers La grande bouffe, un tiers The square, un tiers Parasite : c’est ainsi que – schématiquement, j’en conviens – je présentai la Palme d’or du Festival de Cannes 2022, Triangle of sadness (Sans filtre en français), d’abord aux festivaliers l’ayant raté, puis au reste du monde.

A équidistance, donc, des excès assumés de la grosse farce, des démangeaisons purulentes de la comédie de mœurs, et de l’acide nitrique de la satire sociale. Pour sa seconde Palme d’Or, Ruben Ostlund sort la sulfateuse, et nul ne pourra lui reprocher d’avoir manqué sa cible : Triangle of sadness est – par antiphrase – très drôle et, par moments, proprement hilarant. Il est vrai que manquer sa cible est plus rare lorsque l’on utilise un canon à eau, et, s’il est un reproche que ce film ne pourra point encourir, c’est celui de l’excès de finesse : c’est gros, et par moments, pour l’orthographier comme Flaubert, carrément « hénaurme ».

Sur un yacht de luxe, toute une manipule de nouveaux riches, oscillant, sur une échelle morale raccourcie, entre le déplaisant et l’authentiquement abject, est écartelée, comme a dit le poète, « entre un prophète qui excommunie et un roi gras qui se vautre »  – définition à laquelle, au passage, souscrit le cinéaste au premier chef. La croisière s’amuse, mais plus pour longtemps, car la météo, pour laquelle il n’est nul exil fiscal qui tienne, va virer à l’orage XXL. Le capitaine Woody Harrelson tient bon la barre et tient bon le vent, mais c’est une barre de rire, et un vent de flatulences.

Alors, tandis que le Titanic destroyvire de bord pour muer en Koh Lanta trash, gore et punk, Ruben Ostlund jette le masque, et le masque du masque : il y une morale cruelle à ce survival foutraque, et c’est la même que celle de Parasite : la vengeance des pauvres sera terrible ; fort bien, mais il y a une morale allègre sous cette version funèbre et apocalyptique : mieux vaut en rire, tout cela n’a pas une telle importance, et de toute façon les chevaliers blancs d’hier seront les couverts d’œufs  pourris de demain. En voyant cette pochade outrancière et dézinguée, Maître Hegel, dans les Inrocks ou Télérama, lui aura reproché qu’y manquassent « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif » ; ce à quoi Spinoza, Ruben et, tout au bas de l’échelle, votre serviteur, rétorquerons : « Messire, nous ne voyons pas de plus grand éloge. »

Triangle of sadness (Sans filtre) de Ruben Ostlund, sortie en salle le 28 septembre 2022