05 Sep La liberté est féministe
Femme, citoyenne, sociologue, féministe et autrice, Pinar Selek est une icône contemporaine de la résistance au totalitarisme, à la militarisation et à l’hégémonie masculine. Elle vient de faire paraître un livre, Le chaudron militaire turc, qui va secouer tous les États qui ont choisi le totalitarisme rampant, laissant le néo-libéralisme s’approprier la légitimité de la violence à leur détriment, sans pour autant nier l’hégémonie masculine qui crée des sujets violents. Elle reste toujours harcelée par la justice turque et menacée de mort par des extrémistes de droite.
Pinar Selek est sociologue, elle a choisi ce métier pour comprendre son pays, pour comprendre comment il était possible qu’il se soit construit sur des massacres, des pogroms et des coups d’État militaires. Pour y parvenir, il a fallu qu’elle se libère de toute empreinte de la culture turque, pour éviter de garder les traces du système normatif masculin qui a structuré la société par la violence, la dépersonnalisation et la soumission. Cette hégémonie masculine nie totalement le rôle des femmes au bénéfice de la sacralisation d’un cycle mettant le phallus au centre de tout, par une éducation violente des hommes dans une stricte chronologie.
Mais comme elle le revendique, Pinar n’est pas simplement une sociologue. Elle est une citoyenne et une femme, autrice de romans, de contes pour enfants. Elle est aussi enseignante-chercheuse à l’Université de Nice. Elle est harcelée depuis 25 ans par le gouvernement turc qui n’admet pas son innocence dans une affaire pénale, en l’accusant d’un attentat dont les experts et les juges turcs ont pourtant reconnu plusieurs fois qu’elle était innocente. Frappée d’un mandat d’arrêt international, elle doit, pour la 5e fois, être jugée le 29 septembre 2023. La communauté internationale s’est mobilisée pour la soutenir, car elle reçoit de plus en plus de menaces de mort de mouvements d’extrême-droite turcs. Ne pouvant plus se déplacer hors de France, Pinar ne peut plus exercer son métier. Mais elle ne veut pas être réduite à cette condition de victime. Elle ne veut pas être réduite à sa fonction de sociologue. Elle veut rester libre ! Ses défenseurs, dont son père, militant, très âgé, et sa sœur, ont livré un combat juridique exceptionnel. Son courage en fait une icône de la résistance au fascisme et une féministe hors norme.
Nous publions une lettre (voir Lettre à ses ami.e.s plus bas) qu’elle adresse aux femmes, aux hommes, comme un appel au secours, mais aussi comme une mise garde face à la montée du totalitarisme sur la Planète. Nous l’avons rencontrée, car, à quelques jours d’un 5e procès kafkaïen à Istanbul, où elle joue sa vie, elle sort un nouvel ouvrage Le Chaudron militaire turc. Un essai sociologique à portée universelle qui questionne chacune et chacun de nous : qu’est-ce qui fait qu’un bébé devienne un assassin, une fois adulte ? Quels mécanismes socio-économiques et politiques engendrent et banalisent la violence structurelle dans l’ordre social ? Quel est le rôle de la masculinité normative dans l’organisation de cette violence ? Et surtout, comment cela est-il rendu possible ?
Digne héritière d’Hannah Arendt, parviendra-t-on à la sauver, ou se contentera-t-on de célébrer ce génie de la littérature sociologique, politique et politique une fois que le pire sera arrivé ?
Pinar Selek persiste et signe
Pinar Selek nous rejoint à la terrasse d’un bar, casque audio vissé sur la tête, elle a l’allure d’une jeune étudiante insouciante. Qui pourrait se douter de ce que vit cette femme depuis son enfance ?
Pinar a voulu être sociologue pour comprendre le monde, un désir qui chez nous semble si simple à réaliser. Si le combat pour la justice a toujours été au cœur de sa vie et de ses actions, elle est avant tout une femme libre, une citoyenne, curieuse de tout, joyeuse, épicurienne, adorant la fête et les amis tout autant qu’écrire des contes pour enfants. Troublant comme le contact avec la mort et la cruauté a décuplé sa force et sa détermination. Son courage en fait une icône de la résistance au fascisme et une féministe hors norme. Sa parole de femme, loin des débats sectaires, et dégagée de tout esprit de vengeance, est plus qu’exemplaire.
Elle nous explique qu’après un premier livre d’entretiens avec des hommes racontant leur expérience au service militaire paru en 2008, Service Militaire en Turquie et construction de la classe dominante – Devenir homme en rampant, elle voulait, après avoir beaucoup lu, rencontré énormément de gens et vécu en exil, faire l’analyse de ces entretiens et en tirer des conclusions avec un nouvel ouvrage Le Chaudron militaire turc. Ce dernier opus pourrait expliquer à notre sens ce que le « nouvel ordre mondial » devient sous l’impulsion du néo-libéralisme rampant. De l’exemple turc, elle tire une analyse qui parle à l’universel.
Devenir homme en rampant
C’est l’ouvrage Service Militaire en Turquie et construction de la classe dominante que Pinar Selek a écrit en 2008 qui fut à l’origine de ses premières menaces de mort. Aux funérailles de son ami Hrant Dink (assassiné de 3 balles dans la tête, car fondateur d’un journal bilingue turco-arménien), une phrase de sa compagne Rakel va être décisive pour Pinar : « Rien ne se fera, mes ami·es, sans sonder les ténèbres qui font d’un bébé un assassin. » C’était l’évidence, la première question d’une recherche sur cette problématique serait : quels mécanismes sociaux et politiques transforment un enfant en un sujet de violence ? Car pour elle, l’État-nation turc, né du génocide des Arménien·nes de 1915 et des massacres de centaines de milliers de Grec·ques et de Kurdes, s’est inscrit dès sa construction dans un système politique nationaliste, militariste et patriarcal, consolidant sa légitimité au moyen d’un langage mythologico-religieux, militarisant la société par un fonctionnement quasi totalitaire et participant activement à la production des identités de sexe.
La foule avait menacé son ami Hrant aux cris de « Soit tu aimes ce pays, soit tu le quittes !« , menaces que nous retrouvons dans certains slogans d’un parti bien connu en France. Mais elle se souvient aussi des mots des assassins de Hrant : « Sois raisonnable et ne perds pas ta vie… » On le lui avait déjà tellement dit… Elle ne voulait plus simplement expliquer les mécanismes et les causalités, mais répondre aussi à la question : comment est-ce possible ? Et sonder « les ténèbres qui font d’un bébé un assassin« , un des thèmes majeurs de son travail.
Une recherche décisive
Dans ce contexte, elle décide d’organiser des entretiens avec des hommes d’âges et milieux socio-géographiques différents au sujet de leurs expériences lors du service militaire. Ce qui l’intéressait n’était pas la vérité, mais leur manière de l’exprimer, pour voir comment ils jugeaient bon d’affirmer leur masculinité. Cette dernière trouvant un fondement dans le passage par l’armée. Car en Turquie, ne pas s’y soumettre est un acte grave passible de peines lourdes et vise autant les objecteurs de conscience que les handicapés, les homosexuels et les transexuel.les, tous radiés avec la mention « pourri ». Elle a dû travailler avec deux collègues masculins, qui ont réalisé plus de la moitié des entretiens, car des hommes n’auraient pas toléré se confier à une femme. Elle analyse alors très précisément le dressage, par l’humiliation et la soumission, jusqu’à la dépersonnalisation, que l’on fait subir aux jeunes recrues. Ce mode autoritaire correspond, d’après elle, à l’installation du patriarcat violent et militariste qui constitue les fondements de l’ordre social turc.
Ce livre a connu un retentissement énorme dans le pays, des émissions TV féminines jusqu’aux journaux sportifs, l’ouvrage étant même adapté au théâtre. L’ouvrage est un véritable pavé dans la marre. C’est à ce moment-là que son père, avocat, face à sa notoriété grandissante et aux menaces multiples qu’elle recevait, lui demande de quitter le pays sur le champ. Car son procès kafkaïen était toujours en cours. Elle devait être rejugée, mais la Cour de cassation désirait l’incarcérer avant même que siège le tribunal. Son père étant rompu à ce mode opératoire, il craignait qu’on assassine sa fille comme le fut Hrant Dink. Elle n’était pas « raisonnable », comme l’auraient dit ses futurs tortionnaires.
Le chaudron militaire turc
Devenir un homme en rampant fut donc la dernière recherche possible pour Pinar en Turquie, forcée de fuir cette machine totalitaire qui voulait la broyer. Le chaudron militaire turc, qui parait en septembre 2023, n’est autre que l’analyse développée de tous ces entretiens.
Dans les 70 premières pages, elle y livre des réflexions d’une importance majeure dans la littérature politique et féministe actuelle sur la domination masculine et la violence institutionnalisée. Cette analyse démontre ce à quoi peuvent mener machisme et violence, fondements d’un état fasciste caractérisé par ce « contexte où la violence collective était banalisée et généralisée. » Sa méthode lui a permis de mettre en lumière « la place fondamentale qu’occupe la reproduction de la masculinité dans l’organisation de la violence politique ainsi que dans la structuration nationaliste et militariste. » Elle décrit très bien les six étapes capitales de l’acquisition du statut de sexe dominant (…) : circoncision, première expérience sexuelle, service militaire, travail, mariage, paternité. C’est ce qu’elle appelle le « chaudron militaire turc » : on fait macérer les hommes, on les cuit ensemble dans le même jus, pour en faire une sorte de ragoût insipide, avec différents stades de cuisson. « Il n’en ressort pas un produit homogène« , analyse Raewyn Connell, sociologue australienne connue pour ses travaux sur les thématiques des rapports de classe, de genre, sur l’éducation ou encore sur les rapports Nord/Sud dans la recherche académique, « mais différentes masculinités, hiérarchisées entre elles et qui se transforment en fonction des contextes sociaux. Le processus de socialisation des hommes est donc aussi celui d’une adaptation à la masculinité hégémonique ; ce concept désigne le type de masculinité qui domine, à un moment précis, les représentations générales de la masculinité. Ainsi, il garantit la légitimité, mais aussi la position dominante des hommes vis-à-vis des femmes. Ceux qui l’incarnent sont minoritaires, mais cette masculinité est normative et tous les hommes, subordonnés ou marginalisés à différents degrés, se positionnent par rapport à elle. »
Vers une société de contrôle
Nous vous livrons la réflexion centrale de Pinar : « Aujourd’hui, je veux aller plus loin dans l’analyse, en élargissant ma problématique initiale, qui était limitée au rôle du service militaire en Turquie, dans la reproduction de la violence masculine. Pour ce faire, j’ai réfléchi à petit feu, j’ai dialogué longtemps avec cette chorale d’enquêtés, mais aussi avec Hannah Arendt, Simone Weil, Michel Foucault, Gilles Deleuze et avec les nouvelles réflexions féministes. C’est grâce à cette réflexion collective que j’ai pu avancer dans des questionnements plus généraux et plus actuels sur les mécanismes d’alignement et sur la banalisation de la violence et de la hiérarchie. Est-ce que l’expérience du service militaire en Turquie fait écho à d’autres institutions parallèles dans d’autres contextes ? Malgré l’apparition des nouveaux dispositifs de pouvoir, les anciens n’ont pas pour autant disparu. Foucault et Deleuze ne parlaient pas du remplacement d’une société de souveraineté par une société de discipline, puis d’une société de discipline par une société de contrôle ou de gouvernement. Ils proposaient en effet une triade : souveraineté-discipline-gestion gouvernementale, et expliquaient la présence simultanée des différents dispositifs qui s’articulent entre eux. Les lieux d’enfermement militaro-masculin en font partie, mais ce ne sont pas les seuls. Ils continuent de contribuer par différents rituels et selon le contexte à la construction des groupes sociaux de sexe. Le service militaire en Turquie fait écho à d’autres institutions parallèles existant ailleurs, en donnant des clés de compréhension sur les mécanismes actuels de violence et d’alignement. Dans l’espace néolibéral économique européen, il existe des lieux publics ou privés utilisant des techniques de dressage. Les procédures sans fin dans les centres administratifs de service public qui servent à la disciplinarisation des pauvres ne sont qu’un exemple. On peut penser aussi à l’entreprise Amazon. Nous connaissons, à travers plusieurs enquêtes, les conditions de travail qualifiées de « darwiniennes » imposées aux salarié·es : principe de dépassement de soi, changements constants d’organisation, transformant les salarié·es en apprenti·es à vie, cadences éprouvantes, masquées par un paternalisme réinventé.
Difficile de revenir en arrière, car « les ténèbres qui font d’un bébé un assassin » sont constituées de multiples dynamiques sociales. En d’autres termes, le processus de la construction sociale de ces ténèbres est multidimensionnel et multifactoriel. L’expérience du service militaire en Turquie dévoile la place de la masculinité hégémonique dans ce processus et surtout le rôle des mécanismes militaires ou étatiques dans la construction de la classe de sexe dominante. Ce cheminement de la légitimation, de l’apprentissage et de la rationalisation de la violence révèle également comment le désir de pouvoir et le conformisme façonnent la production des sujets de violence. Aujourd’hui de multiples mécanismes, sans toujours faire passer les individus par des lieux d’enfermement, les disciplinent, les rationalisent et les rendent sujets de violence, à plusieurs niveaux. Ceux qui tuent, ceux qui tournent la tête, ceux qui ferment les yeux, ceux qui l’acceptent comme un mal naturel. Cette démonstration rend visibles plusieurs formes par lesquelles l’individu est amené à se constituer lui-même comme acteur de la violence, responsable de ses actes. Elle nous donne également des clés de compréhension de la banalisation de la violence en général. À partir de cet exemple, nous pouvons réfléchir sur ceux et celles qui font tourner la machine. Les acteurs sont raisonnables, stratégiques, ils s’alignent par conformisme. Ils sont responsables de leurs actes. Leur obéissance à la hiérarchie et leur soumission aux nouvelles exigences structurelles permettent de monter les échelons sociaux de l’ordre capitaliste « le plus fort a toujours raison » qui inverse la proposition du pouvoir de la raison pour la transformer en raison du pouvoir.«
Montée des mouvements contestataires et milices para-étatiques
Dans ce dernier opus, Pinar Selek note l’apparition de nombreux mouvements contestataires sur la planète et un affaiblissement de cet État violent. La prégnance sur la vie privée, sur l’intime, qu’opère, par ce dressage machiste, « l’État-Papa », comme on le nomme dans les couches populaires turques, est en train de faiblir. Le service militaire, d’ailleurs, a été ramené à 6 mois. Toute la pression sur la sphère privée, l’autocontrôle instauré par dressage, semble avoir ouvert la voie en Turquie, mais aussi dans nombre d’autres pays, à une violence privée, comme pour laisser les États dans une innocence par rapport à cette violence. On voit çà et là apparaître des milices privées en Chine, en Russie (Wagner et d’autres), mais aussi en Turquie.
En effet, dans les années 70, sont apparus les Loups Gris, « organisation d’extrême droite (…) à l’origine des assassinats d’intellectuel·les, journalistes, syndicalistes, militant·es de gauche, mais aussi des massacres commis sur les Alévis, des pogroms perpétrés contre la population arménienne, grecque ou kurde. Occupant des postes importants au sein des services secrets turcs, ils œuvrent également en Europe, soupçonnés d’être les auteurs de plusieurs attaques et actions violentes contre des Kurdes et des Arménien·nes. Leur identité machiste s’affirme et devient populaire dans les matchs de football et sur les grandes chaînes de médias. » Un des signes de cette dérégulation est le partage du pouvoir des Loups Gris avec le gouvernement d’Erdoğan, depuis 2016. Leur implication ouverte dans le crime organisé est révélatrice des interconnexions existantes entre la police, la mafia et le monde politique. Les organisations mafieuses étant devenues des actrices économiques informelles, mais réelles, ce mouvement est aujourd’hui une formation puissante, légitimée par les urnes, occupant des positions clés dans l’administration, et notamment dans la police, mais aussi dans des secteurs comme les travaux publics, l’immobilier et les transports. Ce processus va de pair avec la perte de pouvoir de l’armée et le renforcement des organisations paramilitaires. « L’enseigne a changé, c’est vrai, mais le vin est toujours le même« , écrivait Balzac.
Pour expliquer ces changements, Pinar Selek rappelle que Foucault et Deleuze ne parlaient pas du remplacement d’une société de souveraineté par une société de discipline, puis d’une société de discipline par une société de contrôle ou de gouvernement. Ils proposaient une triade : souveraineté-discipline-gestion gouvernementale, ce qui semble être le cas en Turquie et dans bien d’autres pays. Car dans sa conclusion, Pinar Selek élargit la problématique à tous les pays où la militarisation, l’intrusion dans la vie privée, la privatisation de la violence dite « légitime » se remarquent de plus en plus. Ne parle-t-on pas de la « militarisation de la police » même en France ? La pseudo transparence assurée par le digital n’est qu’un leurre, car là aussi, la communication interpersonnelle de chacun transite par les conditions générales de leur utilisation édictée par des sociétés privées et non par la loi démocratique. Cet affaiblissement des États au bénéfice du privé est inquiétant et n’a pas pour autant gommé la violence machiste qui structure la société. Preuve en sont les chiffres. En France, par exemple : une population carcérale composée à 96,3 % d’hommes, représentant 83 % des 2 millions d’auteurs d’infractions pénales. En 2021, 122 femmes ont été tuées par leur partenaire ou ex-partenaire, 213 000 femmes majeures déclarent avoir été victimes de violences physiques et/ou sexuelles par leur conjoint ou ex-conjoint, 94 000 déclarent avoir été victimes de viols et/ou de tentatives de viol, 95 % des personnes condamnées pour des faits de violences entre partenaires sont des hommes.
Et de rappeler que « si aujourd’hui notre vieux monde se confronte à des pensées utopiques qui créent des liens transnationaux forts entre les personnes, si ce qui est nouveau est en train de se former par le bas, par la convergence de mobilisations multiformes, il faut néanmoins réfléchir sur le mal enraciné dans l’histoire passée et présente de la civilisation humaine, sur les mécanismes qui nous habituent, sans trop nous indigner face à une extrême violence toujours très présente. » Elle rappelle aussi un constat de Hannah Arendt : « Le mal n’est jamais radical, il est seulement extrême, et il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. » Ce à quoi Pinar rajoute : « Car le mal enraciné n’est pas un rhume, on ne peut pas le soigner avec un peu de miel et de citron.«
Lettre à ses ami.e.s
Je voudrais partager avec vous une chose importante que je suis en train de réaliser. Je la vis comme un acte de liberté. Acte de réflexion, d’analyse, de recherche. Je sens que cet acte constituera une charnière dans mon histoire personnelle. Je vais faire naître une œuvre dégagée de la peur, en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre 2023 à Istanbul. Ce jour, plusieurs d’entre vous y seront présent.es, pour montrer que la liberté de recherche et d’expression est une valeur universelle et que nous la défendons ensemble.
Il n’est pas besoin de vous dire comment, depuis le début, j’ai refusé d’être conditionnée par cet acharnement, comment j’ai essayé d’élargir mon espace de liberté et continué à réfléchir, à enquêter, à problématiser, à analyser et à écrire, le plus librement possible. Cela a pu être possible grâce à la solidarité solide d’innombrables personnes de multiples milieux, toutes attachées à la liberté et à la justice. En particulier, les soutiens académiques m’ont permis de progresser dans mon métier. Mon premier refuge structurant en France fut l’Université de Strasbourg qui m’a accordé la protection académique, comme l’exprima publiquement Alain Beretz, son président de l’époque.
Mon deuxième refuge fut l’ENS de Lyon qui me décerna le titre de Docteur honoris causa. Et aujourd’hui, je travaille en tant qu’enseignante-chercheuse au département de Sociologie Démographie et dans le laboratoire URMIS d’Université Côte d’Azur, une université qui, par son soutien déterminé, me fait me sentir chez moi. De plus, de nombreux comités de soutien universitaires et les organisations disciplinaires façonnent depuis le début cet engagement institutionnel fort.
Pourtant, je ne suis pas pleinement libre. Le mandat d’arrêt international dont je fais l’objet m’empêche de sortir du territoire français et d’exercer librement mes recherches. Je ne peux même pas traverser la frontière franco-italienne alors que je suis co-coordinatrice de l’Observatoire des Migrations dans les Alpes-Maritimes. Je ne peux pas non plus répondre aux nombreuses invitations que je reçois.
Comme l’atteste la Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères dans sa réponse à la question écrite d’une sénatrice, cet acharnement entrave mon travail : « La France, attachée à la liberté de la recherche, apporte tout son soutien à la sociologue Pinar Selek, reconnue innocente à plusieurs reprises par les juridictions turques des faits dont elle a été accusée. La procédure judiciaire dont elle fait l’objet en Turquie et le risque d’arrestation encouru entravent son travail. (…) Mme Selek a trouvé en France un espace pour s’exprimer, enseigner la sociologie et les sciences politiques en tant que maître de conférences à l’Université Côte d’Azur et poursuivre son travail de recherche en toute liberté et sécurité. »
Oui, je poursuis mes travaux. Juste avant l’audience du 29 septembre à Istanbul paraîtra un nouveau livre. Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive. Il vient d’atteindre sa neuvième édition en Turquie et a été traduit en allemand et en français.
Mon livre, qui va paraître dans quelques semaines, commence par un dialogue avec ce travail, en essayant d’aller plus loin dans l’analyse, en avançant dans des questionnements plus larges et plus actuels sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.
Je sais que la réponse de ces mécanismes, surtout paramilitaires, que j’ai analysés dans ce livre, pourrait être violente. Mais je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine libre. Ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant : « Pinar Selek persiste et signe ».
Pour persister encore et toujours, j’ai besoin de votre persévérance.
Pinar Selek
pinarselek.fr
Militante de la poésie…
Enseignante-chercheuse- Département de Sociologie- UCA
URMIS Nice UMR 8245
Dernier livre : Azucena ou Les fourmis zinzines de Pinar Selek (desfemmes.fr)
L’aventure est dangereuse. Essayez la routine. Elle est mortelle.
« Le génie c’est l’enfance, retrouvée à volonté » (Baudelaire)
ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES
Née en 1971 à Istanbul, Pinar Selek construit sa vie, ses engagements et ses recherches autour de l’adage : « la pratique est la base de la théorie ». Son père, Alp Selek est avocat, défenseur des droits de l’Homme, et son grand-père, Haki Selek, pionnier de la gauche révolutionnaire et cofondateur du parti des Travailleurs de Turquie (TIP), fut emprisonné près de 5 ans après le coup d’État militaire de 1980.
En 1992, elle s’inscrit en sociologie à l’université d’Istanbul, car elle pense qu’il faut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir » et noue parallèlement des relations avec des enfants et des adultes sans domicile fixe. En 1995, elle cofonde et coordonne l’Atelier des Artistes de Rue où de nombreuses personnes exclues de la société se retrouvent. En 1997, elle obtient son DEA de sociologie avec un mémoire sur et avec les transsexuels et travestis publié en 2001 sous le titre Masques, cavaliers et nanas. La rue Ülker : un lieu d’exclusion. Parallèlement, elle entame ses recherches sur la question kurde.
Le 11 juillet 1998, elle est arrêtée par la police d’Istanbul et torturée pour la forcer à donner les noms des personnes qu’elle a interviewées pour ses recherches. Elle refuse « par hasard« , comme elle le dit humblement. Elle a 27 ans. Elle est alors accusée d’avoir déposé la bombe qui aurait, le 9 juillet 1998, fait 7 morts et plus de 100 blessés au marché aux épices d’Istanbul alors que plusieurs rapports d’experts certifient que c’est une explosion accidentelle de bouteille de gaz. C’est le début d’un acharnement politico-judiciaire qui dure depuis 25 ans.
Libérée après 2 ans et demi en prison, Pinar se mobilise contre les violences faites aux femmes, pour la paix et contre toutes les dominations dans des événements, associations et médias féministes, par la publication de livres. En 2008 parait Sürüne Sürüne erkek olmak (Devenir homme en rampant) sur la construction de la masculinité dans le contexte du service militaire qui a un succès énorme auprès du grand public. Menacée de mort et de prison à vie, elle s’exile et entame un long parcours, à Berlin puis Strasbourg, Lyon et enfin Nice, où elle ne cesse de s’activer comme sociologue, écrivaine, journaliste, militante, enseignante. Entre 2006 et 2022, elle aura été condamnée et acquittée 4 fois jusqu’à ce 5e mandat d’arrêt international en 2023. L’audience de mars dernier, reportée au 29 septembre 2023, se fera sans elle à Istanbul, mais avec ses très nombreux soutiens.
photo: Pinar Selek © Mujgan Arpat