
14 Mai L’écosystème culturel en question
Alors que le confinement est terminé, le journal La Strada souhaite aujourd’hui interpeller le public, les institutions, les décideurs politiques, en lançant une grande enquête autour de plusieurs questions : pourquoi la Culture n’est-elle pas reconnue comme une filière, un écosystème dans tous les organes socio-professionnels ? Comment ses acteurs vivent-ils cette crise et ce qu’envisagent-ils pour rebâtir ce fameux « monde d’après » ?
Nous avons choisi de mettre en ligne ce blog provisoire, qui préfigure l’arrivée en septembre du site officiel du journal La Strada, pour matérialiser cette action et continuer à vous informer des initiatives dans ce secteur. Les réseaux sociaux vous permettront aussi de nous suivre en attendant de pouvoir reparaître en papier au début juillet et en espérant que l’actualité culturelle puisse reprendre son rythme en septembre comme notre journal. Cette période transitoire méritait bien cela tant elle est aussi inquiétante que pleine d’attente…
« La culture, ce n’est pas que de l’économie, mais c’est aussi de l’économie. C’est un investissement d’avenir », disait l’ex-Ministre de la Culture Aurélie Filipetti. Il semble qu’elle n’ait pas été entendue, car à l’heure actuelle, tous les groupements professionnels que sont les CCI et les Chambres des métiers et de l’artisanat, qu’elles soient régionales ou locales, n’ont pas de secteur « Culture ». Pire, elles se contentent d’un secteur vaguement intitulé « Événementiel », qui ne tient compte que d’événements de communication : salon, foire, congrès et quelques animations privées. Ce domaine n’est qu’une sous-section du domaine d’origine qu’est la Culture.
Cette dernière ne doit pas être restreinte à des formules passe-partout comme : « vie culturelle et associative » ou « problème des intermittents » ou « problème des artistes »… Ce sont autant de faux-fuyants pour ne pas prendre au sérieux ce secteur d’activité qui aujourd’hui compte plus de 1 300 000 emplois, et affiche un chiffre d’affaires supérieur de 7 fois à celui de l’automobile dans une diversité de statuts individuels et de formes juridiques pour les structures qui y participent.
De plus la Culture peut être considérée sous deux aspects :
– Le concept « Culture »: le lien entre des gens, des lieux, des idées. C’est cette conception française du lien social par les grands principes de la République qui donne l’identité française qui loin du nationalisme où c’est l’origine qui compte. Aussi ce concept est-il très important, car la Culture Républicaine est une façon de voir les choses, elle implique une mémoire administrative et politique sur laquelle devrait normalement s’appuyer notre gestion actuelle, voire ses changements.
– La « Culture » au sens économique: le secteur qui comprend « culture et communication », qui comprend tous les modes de création ou de communication ainsi que tous les corps de métiers qui servent à diffuser, à réaliser matériellement, à enregistrer, à administrer, à concevoir, à interpréter, à organiser. Ce secteur est immense, mais a toujours été ignoré comme filière, aussi bien à cause des institutions socio-professionnelles qui l’ont traditionnellement occulté, qu’à cause des professionnels du secteur eux-mêmes qui se sont regroupés selon des sous-branches d’activités : cinéma, audiovisuel, presse, édition littéraire, spectacle vivant, arts plastiques… Un certain corporatisme est lui aussi à l’origine de cette mauvaise hiérarchisation.
Gageons que cette crise sanitaire sans précédent puisse faciliter un tour de table complet qui permette enfin de considérer ce secteur dans son ensemble, car les chiffres nous l’indiquent : plus des 4/5ème de ce domaine sont marchands et entrepreneuriaux.
Problèmes de statuts que pose la création d’une filière culture
Les structures qui peuplent ce domaine sont extrêmement diversifiées. Elles vont de l’association, à l’entreprise unipersonnelle, en passant par l’artisan, l’auto-entrepreneur, la SA en bourse, les SARL et autres SAS ou SCOOP.
Les statuts personnels sont aussi différents que PDG, gérant, salarié en CDI ou en CDD, cadre ou non, profession libérale, intermittent, intérimaire.
Les artistes posent question semble-t-il, et la sacralisation de leur rôle permet à certaines âmes chagrines de dire que ce secteur n’est pas économique. C’est une erreur, car même dans une filière industrielle certains ont ce statut, considéré comme « atypique » par le monde socio-professionnel. Ce sont des inventeurs tout simplement, au même titre qu’un auteur ou un compositeur qui tente de vivre d’une idée. Le mode d’implication d’un « inventeur » pouvant trouver des solutions juridiques aussi différentes que celle d’un auteur ou d’un compositeur.
Ne réduisons pas le secteur culturel au « spectacle » ou à l’art, ne le réduisons pas au cinéma, à la presse ou aux nouvelles technologies de communication. Cette manie de réduire ce secteur à un territoire qui avantage celui qui le défend ou le combat n’est pas sérieuse et manque de manière évidente de rigueur.
Non-reconnaissance de l’importance du secteur
Il commence à être très difficile d’entendre, à l’occasion de cette crise, des analyses qui ne peuvent qu’apparaître comme superficielles ou venues d’un autre âge.
Quand on entend le Président de la République actuel dire qu’il “faudra se réinventer“ et se permettre de faire la leçon au secteur le plus sinistré de l’économie, on peut se poser des questions sur une telle intervention dénuée de toute logique. Jean-Michel Ribes lui a très bien répondu : si l’invention ou la création est un métier que nous connaissons bien dans ce secteur, nous ne sommes pas capables d’inventer des moyens.
Nous attendions un plan d’intervention à l’instar de nos voisins germaniques qui ont réservé 50 milliards d’euros au secteur culturel. Chez nous, on s’intéresse à ce qui se voit : les séries, le cinéma, quelques miettes aux intermittents et pas grand-chose de plus.
Je me permettrais de rajouter qu’avec les mensonges, les erreurs, et le manque d’anticipation dont le Président a fait preuve, nous étions en droit d’attendre une véritable intervention. Et il s’est livré à une nouvelle tirade théâtralisée. Comme à son habitude, il communique à la place d’agir. Mais avec une simple parole, nous ne serons pas guéris comme le veut la formule. Quant à notre Ministre de tutelle, il a une nouvelle fois brillé par son inconsistance.
À cette incompétence et cette insolence, vient s’ajouter un manque : toutes les institutions professionnelles (Chambres de l’artisanat et des métiers, CCI, syndicats patronaux, jeunes chambres économiques…) ne comprennent pas de filière culture, ou plutôt ont découpé les secteurs qu’ils connaissaient en les classant dans d’autres filières sans jamais avoir mis en doute cette organisation inadaptée à la réalité contemporaine.
Absence de qualification du secteur de l’économie culturelle
Il est question ici d’ouvrir le débat en constatant certains dégâts précis engendrés par la non-considération de cette filière. Ils peuvent être directs ou indirects. Mais dans tous les cas de figure, les conséquences économiques peuvent en être tout autant très néfastes. En voici quelques exemples.
Dans une région touristique comme la nôtre : il semble important de rappeler que le tourisme trouve son attractivité dans les sites naturels ou historiques, et quelques grands événements sportifs ou commerciaux (salons, congrès…). Mais sans la Culture (festivals, musées, métiers d’arts, cinéma…), il est évident que nous n’afficherions pas les chiffres de fréquentation actuels. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir l’impact financier de l’annulation de nombre d’événements. Rappelons-nous que ces derniers ne sont pas uniquement le fruit de ceux qui sont sur scène, à l’antenne, à l’écran, sur les murs ou imprimés. Ils ne sont qu’une partie de cet écosystème bien plus étendu.
En France : pays le plus visité au monde, la Culture est notre atout principal. Il est vrai que notre pays est toujours apparu comme celui des « Lumières », des « Droits de l’Homme », des Arts et Lettres et de l’art de vivre. Ce phare de la Culture qui fait rayonner notre pays est aussi un pôle d’attractivité touristique à l’international.
L’économie digitale : Elle pourrait être choisie comme un cas typique souffrant du manque de gestion du domaine de l’économie culturelle. Elle a été la cause de nombreux dégâts notamment dans le domaine de l’édition littéraire et musicale, mais aussi pour la presse. En fait, la non compréhension de l’écosystème culturel a provoqué un manque de vigilance et d’anticipation qui ont fait perdre nombre de batailles dans ce domaine.
– Données personnelles: un économiste à Davos disait sur franceinfo que si la bataille de gestion des données personnelles avait été gagnée par les entreprises du GAFA et du même acabit, l’Europe restait leader dans la possession des données de santé et des données industrielles. Si aujourd’hui, nous laissons Bill Gates, un autre GAFA, ou une autre puissance étrangère, « héberger » nos données de santé, nous aurons perdu notre souveraineté en ce domaine. Une analyse du sens des liens pourrait nous préserver de ce genre de dérapage auxquels nombre de « cadres supérieurs » du public comme du privé se livrent plus ou moins volontairement.
– Digitalisation par des entreprises privées étrangères du patrimoine national et européen: on laisse Google en ce moment digitaliser les fonds de bibliothèques nationales, c’est-à-dire qu’on laisse une entreprise privée s’approprier un patrimoine public et historique. Est-ce bien normal ? Qui sont les incultes qui signent de tels accords ?
– Effondrement du livre et de la presse par manque de vigilance et de vision stratégique face aux GAFA et consorts: on entend de plus en plus un cri de victoire pour le digital, mais ce dernier, du moins pour ses leaders comme Google et consorts, utilisent les textes sans jamais rémunérer leur auteur ou leur éditeur. De plus, Google et ses alter ego ne paient que 2% alors que les éditeurs de presse ou de littérature subissent plus de 65% de charges et d’impôts. Le syndicat des éditeurs de presse belge a gagné un procès à ce sujet contre Google : il a obtenu 10 millions d’euros de réparation, et en prépare un autre.
En France, on en est arrivé à négocier la Liberté de la presse auprès d’une société privée comme Google qui, en plus, avec sa fondation et sur les conseils d’un rapport du Sénat, est devenue mécène des sites des principaux titres de presse.
Pour le livre, Amazon mais aussi les plateformes de téléchargement, ont tendance à supprimer l’utilisation du livre et surtout ses « revendeurs » : les libraires. On peut commencer à se poser des questions sur cette croisade contre le papier .
– Difficulté de traiter les revendications dans un secteur non identifié: tant que la filière économique de la Culture ne sera pas identifiée correctement, toutes les revendications patronales ou salariales resteront lettre morte puisqu’elles émaneront d’un domaine que les institutions socio-professionnelles ne veulent ou ne peuvent connaître.
Quand l’analyse économique supplante la Culture
On peut aussi se rappeler que la France a une culture administrative et politique qui lui donna par le passé une avance considérable dans le domaine de l’Éducation, de la Santé, de la défense des Libertés. Comment avons-nous pu oublier cette Culture du lien ? Que s’est-il passé dans la chaîne de transmission ? On attribue cela à la révolution digitale, pour notre part nous attribuerons cela à la primauté donnée aux spéculateurs, qui de plus en plus se sont mis à adopter une posture déterminée par les nécessités de la performance financière. L’économie semble avoir été imposée en lieu et place des sciences sociales, de la philosophie et des artistes. Mais il est difficile de concevoir du lien social, du service public, de la sécurité sanitaire et alimentaire, de la préservation de l’environnement en fonction de performances financières. Cette régression culturelle dans la gestion de l’intérêt général est aussi un manque culturel qui entraîne nombre de dégâts.
Il semble que cette crise sanitaire pose de vrais problèmes et qu’elle soit l’occasion de rebâtir une société plus juste, où le lien social redevient la base et non pas le gain. Car ce dernier ne pourra plus exister dans un pays disloqué où le chacun pour soi est en train de détruite le fameux « vouloir-vivre commun » cher à Ernest Renan. Ce sont nos valeurs qui ont permis de tisser les liens de la cohésion nationale que l’on nomme République. Mais si l’on empêche le secteur qui réfléchit et entretient ces liens d’avoir de la valeur, d’être reconnu comme un acteur économique lui-même, si l’on court-circuite cet écosystème culturel, on supprime une des principales sources de questionnement, un laboratoire d’idée qui est à la base de l’évolution réfléchie dans l’intérêt de tous. Ce dernier ne peut pas se chiffrer avec une calculette, il doit aussi tenir compte de certains équilibres sociaux, de préoccupations stratégiques et d’une recontextualisation par rapport à la préservation de l’environnement.
Le monde d’après sera culturel ou ne sera pas
C’est le détournement d’une phrase attribuée au plus grand ministre de la Culture que la France ait connue : André Malraux. En effet, on parle beaucoup du « monde d’après », mais nous sommes en train de vivre la transition qui nous y mène. Et nous savons tous que nous devons livrer une réflexion pour que la solidarité et notre rapport à la nature reviennent à quelque chose de plus « naturel ».
Cette transition fait penser à un paradoxe de plus, et La Strada ne pouvait pas le manquer, puisqu’on essaie d’y diffuser « l’essentiel de la Culture au Pays des Paradoxes ». En décoration intérieure, avant de peindre ou de tapisser, on passe une sous-couche ou on colle du papier d’apprêt. Cette couche d’apprêt, que l’on passe avant, pour réussir l’après, c’est la gageure qui nous attend si l’on veut repartir sur de bonnes bases.
Notre équipe se propose d’aller au-devant des institutions socio-professionnelles et des acteurs de l’écosystème culturel pour essayer d’envisager avec eux comment profiter de cette « pause » exceptionnelle dans l’Histoire de notre Pays et même de la Planète pour repenser l’organisation de nos sociétés et donc la restauration ou la création de liens sociaux perdus ou détruits ces 30 dernières années.
Nous lançons ce blog provisoire pour continuer à vous informer culturellement de ce qui se passe tant au niveau de la création qu’au niveau sociétal plus global, avec toujours l’Humain comme unité de base. Début juillet, nous envisageons ainsi de vous proposer un dossier synthèse des entretiens menés, de tous les points de vue des acteurs de la culture et des acteurs socio-professionnels. D’ici là, certains lieux culturels refonctionneront et nous pourrons y distribuer notre journal gratuit. Notre site officiel sera mis en ligne après l’été et nous gardons espoir que nous puissions retrouver un semblant de vie publique à cette période.
Nous espérons que cette action, qui fera appel à de nouveaux modes d’expression (vidéos, podcast, réseaux sociaux…) vous permettra de suivre cette aventure qui, nous l’espérons, participera à notre reconstruction de « l’après ». Car ce Covid-19 n’a fait que nous confirmer ce qu’avait entrevu Jeremy Rifkin dans sa « Troisième Révolution Industrielle » : le changement d’une société verticalisée, hiérarchisée et pyramidale en une société transversale.