Cultivons notre humanité !

Cultivons notre humanité !

En ces temps troublés, la confiance est entamée par les règles de distanciation, les fameux gestes barrière, le port du masque, la guerre entre scientifiques, la communication médiocre qui font ressembler cette période à ce dont parlait Naomi Klein dans sa Stratégie du choc… Les contradictions, les polémiques, mais aussi le manque de fluidité des consignes ajoutées à la frustration de chacun n’arrangent rien. L’interférence de tout cela sur le lien social commence à se faire sentir. Les choix faits pour avoir le droit de se réunir peuvent sembler étranges, car ce sont les événements et les lieux culturels qui en pâtissent le plus. Est-ce bien raisonné ? Notre pays existe grâce au lien social, à sa culture républicaine. Nous devrions être réunis par des idées communes et non par nos origines ou le fait d’être né sur ce sol. Comment peut-on si peu se préoccuper du traumatisme culturel et empêcher les « fabricants de lien » de travailler ? Est-ce la meilleure solution ? Doit-on juste préserver le droit d’acheter, de manger, de travailler ? Qu’en est-il du libre-arbitre que les contraintes dues à la pandémie entament à grands coups de boutoir ? Nous ne cacherons pas notre choc de voir les choix engagés pour les dérogations faites à des événements qui ne sont pas essentiels !

D’autre part, la culture n’est considérée que sous son angle conceptuel, son contenu créatif. Mais qu’en est-il de ceux qui la font, la diffusent, la vendent, la produisent, en font la promotion, ou participent à tout cela ? Il n’y a pas de secteur économique de la Culture alors que c’est un domaine marchand au 4/5ème, qu’il fait travailler 1 300 000 personnes et représente au moins 7 fois le chiffre d’affaires de l’automobile ! Tout n’est pas dans les subventions, la liberté d’entreprendre impose que l’on puisse créer. Diffuser en France quand on est capable de produire n’est plus possible. Il est dommageable de considérer que la Culture n’est qu’événementielle et remplirait une sorte de fonction d’animation, sans comprendre que le débat, l’échange, et donc le vouloir-vivre commun se développent grâce à ce secteur. Certains pensent qu’il y a bien d’autres priorités et ils ne comprennent pas que léser la Culture est en train de provoquer une montée de violence et de racisme rarement égalée, sauf aux pires moments de l’Histoire humaine.

C’est bien pour cette raison que ce numéro de rentrée a la saveur particulière qu’un dossier sur des événements cannois lui donne. Pour la création Grand Ensemble, les musiciens de l’Orchestre de Cannes joueront sur les balcons d’un immeuble face au public installé dans des transats : pour que le quotidien se mêle à la création, que le grand public se mêle à un ensemble musical, dans un « grand ensemble » de bâtiments, pour vivre ensemble et installer le débat sur cette performance exceptionnelle. Il y aura aussi un ciné-concert sur la Plage de La Croisette, au pied du Palais des Festivals, donné par le même Orchestre, en hommage à Fellini et Nino Rota, et deux expositions photo en extérieur pour redécouvrir Cannes au gré d’une déambulation poétique autour de clichés nostalgiques de ce grand maître du 7e Art qui fut célébré au Festival International du Film de la même ville. C’est la marque d’une volonté de créer une transversalité entre des notions aussi diverses que le cinéma, l’Italie proche et son talent, le quotidien, la musique, le classicisme, l’espace public, Cannes et ses symboles, le débat, l’échange, la joie de se retrouver, le sens… Le tout dans le respect des nouvelles règles sociales imposées par la sécurité sanitaire. On peut donc bien imaginer autre chose qu’une simple animation, et cela, sans risque.

Nos besoins culturels ne peuvent se limiter à l’antique adage « Du pain et des jeux ». Nous avons besoin de sens pour pouvoir se projeter et communiquer entre nous, pour donner un sens à nos propres vies. Consommer ne peut suffire. Le « matrix » que Philip K.Dick avait décrit, ce cauchemar virtuel, qui devrait masquer la réalité pour nous faire vivre dans un monde artificiel semble se mettre en place doucement. Les mots changent de sens jusqu’à s’inverser : la guerre c’est la paix, le travail rend libre, les pauvres sont « ceux qui ne sont rien »… Tant bien que certains considèrent qu’il y a des « pertes tolérables » dans une certaine proportion, avec cette effrayante facilité à s’habituer à la douleur, voire à la mort des autres. Tout ceci commence à ressembler à un mouvement de panique, où « les femmes et les enfants d’abord » laisse place à la « raison du plus fort ». Quand l’autorité se met à reconnaître qu’elle ment pour des raisons qu’elle trouve louables, c’est la boîte de Pandore qu’elle ouvre. Elle libéralise ainsi les comportements les plus fous : conspirationnisme, confusionnisme, racisme, violence, égoïsme… La brutalité, voilà ce qui peut caractériser le climat actuel : hommes d’Etat en pleine crise nerveuse, menace de guerre, catastrophe et incompétence, terrorisme et émeutes au beau milieu d’une catastrophe climatique que certains crétins continuent de nier pour préserver leur confort et leurs bénéfices.

Alors, on a envie de crier : ASSEZ !!! Assez d’incompétence, de mensonge, d’escroquerie, de lobbying, de cupidité, de violence et surtout de bêtise. Les sacrifices inutiles sont légion : nous devons trier nos déchets, moins utiliser nos voitures, respirer à travers un masque, ne pas nous réunir, travailler quand même, ne pas manifester, accepter tout et n’importe quoi… Mais où est la liberté dans tout cela ? Voilà la rançon des protestations qui ne réclamaient qu’un peu plus de rémunérations… Même le bas de l’échelle s’est mis à jouer ce jeu : criant pour obtenir « d’en haut » quelques subsides supplémentaires… Oubliant le droit à la santé, à l’alimentation, à l’eau, au logement, à l’énergie et à la Culture… On a privatisé pratiquement tout cela. On privatisera l’enseignement, la sécurité sociale. Paradoxalement, c’est l’autorité qui semble vouloir prendre à sa charge la Culture enserrée dans ce « nouvel ordre » mondial qui rappelle de macabres dessins. Ainsi, c’est la conception du groupe qui est en train de changer, car l’individu y est de plus en plus nié. Ne serait-ce pas un totalitarisme rampant qui s’annonce ? Le paradoxe ultime, c’est que tout cela se fait avec notre assentiment grâce au système des “questions fermées“ : on ne peut que cocher une case sans pouvoir concevoir son propre choix. Le « vote par défaut » fut le début néfaste de ce phénomène terrifiant. Comme si le niveau général s’était effondré et que les peuples acceptaient de choisir entre la peste et le choléra. La banalisation de cet effondrement spirituel n’entraînera-t-il pas l’effondrement final ?

Pourtant, il ne tient qu’à nous d’arrêter simplement. Le confinement nous l’a prouvé. Quand il n’y a plus de règles, il ne faut plus jouer. Sans violence, avec créativité et inventivité, arrêtons-nous un moment, non par crainte, non par obligation, mais par choix. Profitons-en pour inventer, sans se référer aux machines, aux gourous ou à la force. Nous ne sortirons de cette ornière qu’ensemble, avec l’imagination et l’empathie comme moteur. Sans cela, nous entrerons dans une panique générale où le chacun pour soi risque de faire d’énormes dégâts. Pourtant, on peut espérer, aux vues de la solidarité dont certains ont fait preuve lors des attentats. L’humain a de beaux restes, cultivons-les au lieu de les gâcher pour un profit qui, face à ces enjeux, semble bien dérisoire. Cultivons notre humanité, comme notre jardin, sans elle pas de normalité, mais une normalisation artificielle et mortifère.