La peinture en chantier

La peinture en chantier

Tatjana Sonjov est une artiste atypique. Diplômée en Sciences Politiques (IEP Paris) et en Histoire de l’art (Université de Lille 3), elle a centré son travail sur l’histoire, la mémoire, et son corollaire l’oubli, dans leurs relations au corps. Elle expose ses Histoires sous-peintes jusqu’au 19 juin à la Conciergerie Gounod, à Nice.

Tatjana Sonjov travaille sur l’empreinte, la trace, la tâche, sur ce qui reste du vécu plus que sur le vécu lui-même. Pour elle, il y a une infinité de possibles entre ce que l’on met en exergue et ce que l’on éclipse, et ceci de l’architecture de nos pensées et tissus à celle de nos habitats et cités. La peinture, la photo ou l’installation sont autant de formules qui lui permettent d’explorer cette multitude de possibilités.

Des traces de vie

« Je ne veux pas devenir un joli peintre, je veux peindre impitoyablement », expliquait Raoul de Keyser, peintre belge dont la brutalité picturale a marqué Tatjana étant enfant. Cette Serbo-Belge porte en elle un côté slave aussi entier que passionné. Elle est troublée par la nostalgie d’un pays qui n’existe plus : la Yougoslavie. Elle a cette nostalgie slave qui lui a fait « déchiffrer » pour nous les traces laissées sur des murs d’habitations rurales abandonnées, des architectures urbaines en transition, des murs « porteurs », qui dans certains états de délabrement laissent voir différentes couches de peintures et papier peints, des traces de vies, des histoires familiales, des souvenirs qui jusque dans les murs sont criants de vérité. Ses assemblages de photos de murs déconstruits, abandonnés, etc., ressemblent à ces « réussites » faites de cartes à jouer que les « diseuses de bonne aventure » retournent pour y lire l’avenir. Chaque « carte » ou vue de mur devient ainsi une invitation à lire les réminiscences du passé qu’elle recèle.

Elle a aussi travaillé sur les traces que laissent les radiateurs sur les murs, bien souvent un vide dans le revêtement, car ils occupent un espace qui n’a pas été peint ou tapissé : « Lorsque je me suis mis à voir des radiateurs partout dans l’œuvre de Rothko, à rechercher l’absence dont parlait Motherwell dans la matière picturale des bouches d’aération, j’ai compris que mon vécu corporel de ces lieux avait totalement changé mon rapport à l’œuvre ». Cette déclaration explique aussi pourquoi les grilles d’aération l’ont attirée, obsédée. Ces grilles sont aussi celles que l’on retrouve dans la conception bien souvent d’un plan image, elles sont aussi l’évocation de la respiration, du souffle, de la vie, du rapport de l’intérieur à l’extérieur dans un bâtiment, comme on pourrait figurer le rapport à l’autre, et plus loin encore comme un rapport à soi, à l’intime avec ce souffle qui passe par ces grilles qui, comme des bouches, sont le seul endroit par où l’air circule…

Une peinture à l’état brut

Elle travaille avec son corps et organise des télescopages entre différentes conceptions de la peinture. Et cette dernière est un perpétuel chantier, aussi bien au premier qu’au second degré. C’est bien pour cette raison que l’on retrouve rouleau et instrument de peinture du bâtiment. La peinture à l’état brut. Voilà jusqu’où elle est allée… Jusqu’à peindre ses grilles avec toutes les sortes de peintures qu’elle pouvait trouver, avec une exigence : qu’elles soient les plus saines possible, c’est-à-dire bio, mais aussi en travaillant à la création de matières à peindre fabriquées « à l’ancienne ». La peinture devenant organique, comme la chair, le souvenir devenant concret comme la trace… 

De prime abord abstrait, son travail en devient charnel tant la poésie et le corps le sous-tendent. Impressionnant de puissance et de douceur, de fragilité et de force, ses œuvres sont dictées par l’émotion et le silence, le trop-plein et le vide. En fait, il y a là cette cyclothymie si chère aux Slaves qui pleurent par plaisir et se rient de la mort. Quand le corps parle à l’âme…

Jusqu’au 19 juin, Conciergerie Gounod, Nice. Rens : FB Conciergerie Gounod

(photo Une : Grande composition, Les 36 radiateurs, Série Peintures aux radiateurs, Tatjana Sonjov © DR)