L’absurdité quotidienne

L’absurdité quotidienne

La pandémie a des effets secondaires inattendus. Elle a transformé notre quotidien en une suite de situations surréalistes qui sont de l’ordre du Théâtre de l’Absurde cher à Ionesco. En effet, ne voyez-vous pas ces petites cornes pousser au beau milieu de votre visage ? Seriez-vous atteints par la rhinocérite, cette maladie imaginaire qui effraie tous les habitants d’une ville et les métamorphose bientôt en rhinocéros ? Elle est caractérisée par un conformisme exagéré au point de vouloir façonner tout le monde à son image. C’est une maladie qui enveloppe l’Homme jusqu’à former une protection tellement résistante que ces Hommes avancent dans la vie tête baissée, ils foncent, comme des Rhinocéros (1).

C’est d’ailleurs le titre de la pièce tragi-comique d’Eugène Ionesco, métaphore de la montée des totalitarismes à l’aube de la Seconde Guerre mondiale; elle montre les dangers du conformisme qui, en faisant disparaître l’esprit critique, favorise la mise en place de régimes totalitaires.

Tous les jours, les gesticulations de gouvernants se contredisant, s’apostrophant, rappellent le fameux Ministère des marches stupides des Monty Python. Des gestes idiots pour des objectifs qui ne le sont pas moins… Au milieu de tout cela, Ubu Roi (2), d’une voix empruntée, et le geste décalé, nous tient des discours surréalistes qui valent largement les paroles des personnages de Jarry ou Ionesco… On comprend mieux alors le discours complotiste qui plane dans l’air… Les maladresses, les incohérences, les mensonges, les approximations de la communication officielle sur cette pandémie ont ouvert la boîte de Pandore, une brèche d’où toutes les théories les plus saugrenues peuvent s’échapper…

On peut donc bien en déduire que la rhinocérite frappe notre région tant elle est devenue la rampe de lancement pour la présidentielle des candidats d’extrême droite ou de droite extrême, un territoire propice au lynchage et au jet de bouteille, sport collectif des rhinocéros en rut.

Y aura-t-il un vaccin pour nous éviter de tous devenir rhinocéros ? L’élection présidentielle arrive à grands pas, le temps presse, le «vote par défaut» ne suffira bientôt plus comme geste barrière. Déjà, racistes et violents ne portent plus de masque, ils parlent au grand jour, se plaignent de ne pouvoir s’exprimer, oubliant qu’en République, le racisme n’est pas une opinion mais un délit.

Le drame est que nous naviguons tous sur cet océan agité par une véritable tempête de confusion qui balaie toutes les valeurs, supprime tous les repères et nous conduit tout droit vers un continent très ancien : celui de l’obscurantisme et de l’intolérance. Nous vivons au sens figuré ce que nous faisons subir au premier degré à tous ces migrants qui fuient la guerre, le totalitarisme, la famine, les dangers du climat… Ils traversent eux aussi une mer agitée par une tempête d’incompréhension et d’inhumanité qui bien souvent les fait chavirer dans la mort et l’oubli.

Nous sommes les maudits qui laissons faire et qui subirons le même sort à plus ou moins long terme. Ces drames ne sont que l’annonce du destin d’une large partie de l’Humanité qui, au train où vont les choses, sera forcée, elle aussi, de fuir de la même façon.

Nous sommes devenus les inquisiteurs d’une société dont nous ne voulons pourtant pas. La contradiction devient trop forte et les lignes de fuite s’estompent… Ne nous reste-t-il plus qu’à enfouir nos têtes dans le sable pour oublier le spectacle navrant de l’effondrement ?

(1) Rhinocéros d’Eugène Ionesco est une pièce de théâtre en trois actes et quatre tableaux, de 1959. OEuvre emblématique du théâtre de l’absurde au même titre que La Cantatrice chauve.

(2) Ubu Roi d’Alfred Jarry évoque la question du pouvoir détenu par un individu. Quand un monstre saisit le pouvoir, qu’en fait-il ? Ubu est lâche, traître, naïf, bête, gros, goinfre, méchant et cupide, il incarne tous les vices les plus primaires, avec une cruauté enfantine. C’est le symbole de la cupidité des hiérarchies politiques, l’absurdité de vouloir toujours tout c’est ce qui explique l’enflure du personnage, son infatuation, sa propension à l’emphase et aux formules creuses. Tout ceci peut rappeler nombre de puissants contemporains.