[Spécial femmes] Claire Bodin, porte-voix des compositrices oubliées

[Spécial femmes] Claire Bodin, porte-voix des compositrices oubliées

Directrice du Centre de ressources et de promotion Présence Compositrices, et du festival du même nom, par ailleurs claveciniste de formation, Claire Bodin se consacre depuis près de 15 ans à la mise en valeur de la création musicale des femmes dans le domaine de la musique classique.

Issue d’une famille de mélomanes qui l’emmène à l’opéra voir Rigoletto de Verdi alors qu’elle n’a que 10 ans, claveciniste de formation, passée par l’éminent CNSM de Paris, ayant mené sa carrière autant en France qu’à l’étranger, Claire Bodin avoue « n’avoir jamais rencontré une compositrice pendant toutes ces années. Je connaissais des noms, mais pas d’œuvres. Il n’y avait pas de transmission. » C’est en 2006, au sein de La Compagnie des Bijoux Indiscrets, ensemble qu’elle a créé, qu’elle dirige, et dont elle tient la partie de clavecin, que débute sérieusement son aventure avec les femmes qui composent. Son esprit s’éveille au moment de l’édition des Suites pour clavecin d’Elisabeth Jacquet de la Guerre, compositrice de la fin du 17e siècle, l’une des rares dont le nom et les œuvres ont survécu à l’oubli. Avec son ensemble, Claire Bodin décide donc de mettre en valeur les compositrices oubliées de l’âge baroque, de la fin du 16e à la fin du 18e siècle.

Une intuition, plus qu’une certitude

« C’est la même chose dans tous les arts, ou dans les sciences, les femmes ont toujours été occultées. » Pressentant peut-être déjà la matière qu’elle allait trouver, Claire prend soin, dans les statuts de l’association, d’inclure non seulement les compositrices, mais toutes les femmes ayant joué un rôle dans la vie musicale, mécènes, interprètes… Bien lui en a pris, car les découvertes ont été de taille. Quand on lui demande ce qui lui a donné envie de faire renaître toutes ces créa-trices oubliées, Claire Bodin répond : « C’est tout un faisceau d’évènements, la découverte de ces suites d’Élisabeth Jaquet de la Guerre, puis de centaines de noms et de milliers d’œuvres dans le dictionnaire Groves au chapitre des Women composers, tout cela corrélé aux difficultés éprouvées en tant que femme à mener de front une carrière de musicienne avec la maternité que j’ai connue très jeune, et un foyer. Sans éducation féministe, j’ai ressenti des élans féministes que je ne savais à quoi raccrocher. J’ai fini par démarrer ce projet plus sur une intuition que sur une certitude. »

En 2011 pourtant, elle réalise que s’en tenir aux compositrices de l’époque baroque ne suffit pas à son engagement qui grandit ; elle créé donc le festival Présence Féminines (aujourd’hui Présences Compositrices) dans l’agglomération toulonnaise, pour sortir des limites temporelles et géographiques dont elle sentait qu’elles étaient trop étroites. « Il y a une matière incroyable, des milliers d’œuvres magnifiques qui ont toutes leur place dans le répertoire ! Et cela représente 10 siècles de musique, d’Hildegarde Von Bingen jusqu’aux compositrices d’aujourd’hui. La musique est une matière vivante qui doit être jouée et se confronter au public. »

« Je ne veux pas remplacer une exclusion par une autre« 

Au-delà de la renaissance des compositrices oubliées, le festival passe commande d’œuvres, publie des articles, accompagne les projets, multiplie les partenariats. Dès le départ, Claire Bodin souhaite que les œuvres soient interprétées aussi bien par des femmes que par des hommes. « C’est un festival autour des compositrices et pas un festival de femmes pour les femmes. Je ne veux pas remplacer une exclusion par une autre. » Pour parler du festival, Claire emploie le mot de Laboratoire, un terme qu’elle aime bien car il sous-entend le travail de recherche. Mais l’accueil est décevant : « Tout le monde s’en fichait, sur le territoire local aussi bien que national. Mais je reçois un vrai soutien fidèle de la DRAC PACA, de la Région Sud et du Département du Var en particulier, mais aussi de la ville de Toulon et de la Communauté d’agglomération TPM… Cependant, il a fallu 15 ans pour que ce fonds et cette forme rencontrent un contexte favorable, celui d’aujourd’hui, qui admette que le sujet en était un. » Le festival programme plus de 150 compositrices en l’espace de 10-11 ans : « On a énormément contribué à ce qu’une jeune génération d’artistes s’intéresse au sujet et à ce qui se passe aujourd’hui en faveur de ces compositrices« .

Demandez à Clara !

D’une certaine façon, le confinement est arrivé « à point nommé » pour Claire Bodin qui se retrouve au bord du burn-out après dix ans passés à effectuer des recherches pointues, à organiser le festival, trouver les lieux, courir après les subventions sans reconnaissance réelle : on se doute que défendre la cause de la création féminine n’ouvre pas instantanément toutes les portes, toutes les oreilles, ni toutes les bourses, qu’elles soient publiques ou privées. Elle s’attelle donc à un projet qu’elle mûrit depuis un moment, grâce au soutien de la Sacem en la personne de François Besson qui l’écoute « rêver » : un centre de ressources, une base de données intitulée Demandez à Clara, à partir de « ce puzzle géant » que forment toutes les informations qu’elle a déjà récoltées, naît le 21 juin 2020, date emblématique. Outil à 360 degrés au service de la musique classique qui inclut bien évidemment les musiques contemporaines, au service des professionnels, des mélomanes et des amateurs, la base, extrêmement simple d’utilisation, donne accès à des fiches compositrices et à leurs œuvres (plus de 16 000 œuvres). Et c’est le succès immédiat : articles dans la presse, courriers, les invitations pleuvent, les utilisateurs finissent par s’approprier le nom en se disant : « Je vais demander à Clara« .

C’est, pour le moment, un centre virtuel qui espère trouver un lieu d’ancrage et un(e)/des mécène(s), car le projet en a besoin et aspire à devenir une fondation, pour continuer de rayonner sur le territoire national, et bien au-delà. « Un des enjeux de mon centre de ressources, c’est aussi de travailler au sein des lieux de transmission : il faut enseigner cette histoire des femmes dans le milieu de la musique classique. » Tout cela a déjà donné beaucoup de joies (et demandé autant d’énergie) à la militante Claire Bodin qui envisage de publier sur le sujet, qui lance la création d’un label discographique, et dont le travail est – enfin ! – subventionné par le Ministère de la Culture, la direction générale de la création artistique. Les compositrices de toutes les époques ont bien trouvé en elle une courageuse, belle et forte voix pour se faire entendre. Pour que cette voix continue à chanter, ne manque plus que le nerf de la guerre… le financement !

(photo : Claire Bodin © Karl Pouillot)

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