05 Oct Virginie Despentes : #MeToo, ce n’est pas tout
« Que l’on soit de droite ou de gauche, on est hémiplégique« , disait Raymond Aron. La rentrée politique, lamentablement, et plus encore que les précédentes, confirme ce lugubre axiome. Aron était chauve – afin que nul n’en ignore. Eût-il vécu de nos jours qu’il se serait simplifié la vie. En effet, cette calvitie salvatrice lui eût permis d’échapper aux réquisitions upgradées, toujours aussi manichéennes, mais abominablement aplaties, de l’échiquier politique. À gauche (de l’hémicycle à tout le moins) : les débraillé(e)s, les hirsutes et les mal peigné(e)s ; à droite, les tiré(e)s à quatre épingles, les coiffures crantées – désignées, chez les Figaros érudits, du nom de « Derrida » – et les décolorations savamment calculées. Plus besoin de vision(s) du monde savamment et patiemment architecturée(s) – comme celle d’Aron, par exemple ; il suffit dorénavant pour se situer idéologiquement d’un coiffeur (à défaut, d’un peigne). Bienvenue en 1972.
Heureusement, pour celles et ceux que le niveau « cours de récréation d’école primaire » de l’actualité politique fatigue, il reste la littérature. Encore fau(drai)t-il précisément qu’elle ne soit pas envahie par les politiciens de plume. C’est malheureusement, ainsi qu’il était prévisible, ce qui se sera produit – pour le dernier livre, excellent, de Virginie Despentes : Cher connard (Grasset). Loué ou démoli, il l’aura été pour de mauvaises raisons. À gauche, le Prix Nobel ; à droite, le peloton d’exécution. On se calme et on boit frais.
C’est d’autant plus ridicule que, si Despentes a quelques défauts, à côté d’immenses qualités – et que les unes et les autres se déplient sans contrainte dans ce nouvel opus -, il en est un que nul, pas même le N(a)ulleau le plus buté et le plus obtus, ne songerait à lui imputer ; d’être un perroquet, une chambre d’écho, un fond d’écran, un numéro dans une file. Comme l’énoncerait Marc Lambron : « Il y a quelqu’un derrière« .
Ce – long – préalable s’avère toutefois nécessaire, tant Cher connard, comme au reste tous les livres de Despentes, appartient au registre de la littérature d’idées. Et ce, selon la double acception du syntagme : c’est soigneusement écrit, certes pas à la façon de Mesdemoiselles de Scudéry ou de Crayencour, ou de ceux qu’elle a un jour appelés les « partisans du roman français de l’Empire, qui imaginent qu’en s’appliquant à bien accorder les temps on devrait finir par s’exprimer avec la grâce de Paul Morand. » Littérature, donc, indubitablement. Mais d’idées, certes, oui, aussi. Et plus encore.
Tout d’abord, la langue. Si l’évènement cinéphilique qu’aura été la ressortie en salles, en juin dernier, de La maman et la putain, a démontré une chose, c’est bien que la grossièreté des dialogues, scandaleuse en 1973, n’est rien moins que bénigne à présent. Tout le monde en 2022 écrit des textes, produit de la littérature, avec des morceaux de gros mots dedans, sauf Alain Finkielkraut. On me tire par la manche, et on me corrige : même Alain Finkielkraut. Raison de plus, alors.
Si Despentes n’écrit pas comme les autres, c’est peut-être aussi – sûrement – parce qu’elle a une trajectoire rare en littérature, sinon inédite. Elle vient du punk-rock, elle a été violée, été quasi SDF, a cumulé un paquet de boulots alimentaires, a pratiqué à un moment la prostitution, été chroniqueuse de films pornos, a plus récemment fait son coming out lesbien. Bref, on est loin du parcours balisé et doré : scolarité prestigieuse, presse prestigieuse, éditeur prestigieux. Dans la mal nommée république des Lettres, des Louis Garrel, des Léa Seydoux, des fils et filles de, vous secouez un arbre et il en tombe des dizaines. Des Virginie Despentes, il n’y en a qu’une seule.
Mais la langue n’est rien sans une vision du monde qui l’anime, l’alimente et l’irrigue. Celle de cette écrivaine a pour elle d’être cohérente et structurée, outre d’être exprimée avec vigueur. L’insondable paresse journalistique n’a de cesse de la rapprocher de Houellebecq alors que, mis à part le succès, elle n’a guère de point commun avec lui, sinon une sorte d’acuité sociologique, un talent à se placer précisément au lieu de grincement de nos sociétés contemporaines et connectées. Pour le reste, rien ne coïncide : ni la complaisance, ni l’avachissement, ni la sous-écriture, ni la sexualité naufragée, ni l’idéologie rance et clichetonnée, qui sont les effets de signature du Droopy des librairies, ne sont partagés par sa consœur galvanique. S’il y a un archétype humain qu’exècre Despentes, c’est bien celui de l’homme mûr et nanti qui pleurniche : or, c’est le créneau, et peut-être la Weltanschauung, houellebecquien(s).
Or, c’est précisément ainsi que commence Cher connard : par une remarque stupide, désinvolte et injurieuse sur Insta d’un auteur de polars à succès, Oscar Jayack, à l’adresse d’une star du cinéma sur le déclin, Rebecca Latté. Celle-ci le prend mal, à juste titre, et l’envoie sur les roses. Si Despentes était la manichéenne que dépeignent à longueur de colonnes ses détracteurs – sans doute par projection, car leurs vertus d’équilibre et de nuance ne m’ont jamais ébloui – ce roman ne ferait pas dix pages. Il faut croire qu’elle est légèrement plus subtile, puisque les échanges électroniques de ces deux protagonistes composent l’essentiel du bouquin.
Tous deux sont vraiment creusés, et ont d’ailleurs la parole et la gardent, ce que l’on ne saurait affirmer du troisième personnage, Zoé Katana : un triangle isocèle et non équilatéral, donc. Et un roman épistolaire de l’ère WhatsApp. Mais ceci ce n’est que la forme – qui compte, car Despentes n’est pas une autobiographe hirsute et débraillée. Même King Kong théorie, son ouvrage le plus personnel, était extrêmement structuré. À cette aune, son succès colossal n’a décidément rien d’étonnant : la modernité, le féminisme, la langue, l’absence de manichéisme. On est en droit de supposer – et de souhaiter – que pas mal de trentenaires ou quadras, éduquées, cultivées, se cherchent d’autres role model que Lena Situations.
Mmmmh. Ok, boomer ? Sauf que ce n’est pas moi : c’est elle. Despentes est sans pitié pour le personnage de Zoé, et l’on ne peut se départir de l’idée que si, vis-à-vis des femmes de sa génération, elle est dans la position de « me cherche pas la bourge, mon gun est pas loin » – ce qui est l’attitude adéquate – à l’adresse de ses cadettes en revanche elle est condescendante. Ce qui n’est jamais pertinent, à l’égard de personne. Mais la clé de l’énigme est sans doute beaucoup plus limpide ; pour elle, tout simplement, la sociologie prime le genre.
Si Oscar et Rebecca finissent, chose inconcevable au départ, par sympathiser, c’est qu’ils viennent de la même barre d’immeubles de Nancy – tour Michel Platini, bâtiment B, un truc comme ça. Tous deux ont fait leur chemin dans la vie, comme on dit connement. Le problème c’est que, jeune auteur à succès, il y a quelques année, Oscar a harcelé une encore plus jeune attachée de presse, débutante et vulnérable : Zoé, donc. Et aujourd’hui, c’est le retour de bâton via #metoo. Féministe, mais avant tout individualiste – comme Despentes elle-même ? –, Rebecca ne l’absout pas, mais parvient à contextualiser.
Peu importe en définitive : ce roman époque #metoo propose une riche réflexion nuancée et documentée, non seulement sur les rapports hommes femmes, mais aussi sur mille autres sujets sur lesquels l’autrice se montre souvent pertinente, parfois discutable – et tant mieux –, mais jamais banale. Littérature d’idées, oui, définitivement. Mais #metoo, ce n’est pas tout.
Pour les hurleurs qui voient la vie en noir et blanc – nombreux à peupler dix stades de foot –, il reste les plateaux télé. En librairie, nous autres lecteurs/trices, nous préférerons Oscar et Rebecca. Comme disait à peu près ce pauvre Raffarin : « La déroute est droite, mais la Despentes est forte.«
Cher connard de Virginie Despentes (Grasset, 2022)