Mémoire d’une larme

Mémoire d’une larme

C’est avec beaucoup de fierté que La Strada propose de découvrir les mots d’une rédactrice de longue date, Valérie Juan, lauréate du 2e prix du concours de textes poétiques sur le thème Eau-delà des frontières, organisé par les Médiathèques de la Communauté d’Agglomération Sophia Antipolis.

Le mois de mars rime avec poésie : une journée mondiale lui est consacrée par l’Unesco, tandis que le Printemps des poètes permet de rappeler la variété de cette forme d’écriture. Notre article Suivez le parcours géopoétique, publié dans notre n°353 d’avril, évoquait notamment les différentes manifestations organisées dans le cadre des Journées Poët Poët. La Communauté d’Agglomération Sophia Antipolis proposait pour sa part de nombreux événements à cette occasion, dont ce concours de textes poétiques qui a récompensé cinq participants :

1er Prix – Louise Hyou
2e Prix – Valérie Juan
3e Prix – Alexis Ferrero
1er Prix Jeunes – Souleymane Bah
2e Prix Jeunes – Hugo Turcat

La remise des prix a eu lieu samedi 18 mars au Pôle images de Roquefort Les Pins Ville. Quelques participants ont pu lire leur texte devant le public avant le récital poétique pour piano Au fil de l’eau par la compagnie Gastine Musique. Voici le texte de Valérie Juan…

Mémoire d’une larme

La larme de l’enfant a éveillé mes souvenirs…
            J’étais une eau libre et espiègle
            Dévalant joyeusement les collines
            Sous la douceur du soleil de printemps.
            Miroir de la beauté du monde
            Reflétant dans sa pureté diaphane
            La diversité d’une nature florissante.
            Insouciance bienheureuse à l’aube de la vie.

Je me souviens de chacune de mes rencontres…
                        Le regard de l’animal venu se désaltérer,
                        Et le bienfait des gorgées rafraichissantes
                        Pour apaiser la soif et raviver la vie.
                        Les éclats de rire d’un couple
                        Émerveillé de la fraîcheur vivifiante
                        Dégagée par cette rivière secrète
                        Tel une invitation au bonheur.

La larme de l’enfant a ranimé mes pensées…
            J’ai poursuivi mon chemin, eau impatiente
            De partir à la découverte de ces cités incroyables
            Où les lumières dansent la nuit,
            Où les couleurs se mélangent
            Dans un bruissement bouillonnant,
            Où les édifices touchent le ciel
            Dans une quête frénétique de grandeur.

            Je me souviens de la brutalité de ma surprise…
                        Eau innocente prise au piège
                        D’une folie monumentale.
                        Ni lumières, ni couleurs,
                        Mon flot radieux captif d’un dédale
                        De tubes gigantesques, obscurs et froids,
                        Prisonnier d’une obstination aveugle
                        Qui dresse des barrières et impose son contrôle.

            Je me souviens de mon incompréhension…
                        Eau généreuse et abondante,
                        Privée du regard reconnaissant de ces êtres
                        Aux lèvres suspendues à ma saveur,
                        Aux corps revigorés par ma vigueur,
                        Perdue dans les souterrains d’une ville
                        Elle-même entraînée dans une quête effrénée
                        Dont elle semble avoir oublié le but.

La larme de l’enfant a attisé mes blessures…
            J’ai poursuivi mon chemin, envahie de tristesse,
            A la découverte de la solitude et de l’égoïsme
            D’une société privée de sens.
            J’ai rejoint la mer comme une promesse d’espoir.
            L’immensité, l’infini, à portée de vagues
            Qui viendraient laver mes souffrances,
            Le bruit sourd du ressac faisant écho
            Aux battements affolés de mon cœur.

            Je me souviens de mon désespoir…
                        Lorsque la larme de l’enfant m’a touchée.
                        Embarqué pour une traversée ultime
                        Fuyant la folie de la guerre et la faim,
                        A bout de force, à bout d’idéal,
                        Dans son dernier abandon
                        Je l’ai pris dans mes bras, chéri, enlacé,
                        Avant de le déposer sur la grève,
                        Témoin innocent du désordre du monde.

photo: extrait affiche officielle Printemps des poètes 2023 / Migrants, pique-nique à travers la frontière, Tecate, Mexique – USA, 2017 © JR